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blage irrégulier de chapelles coiffé de cinq minarets couleur de zinc, et soutenu au dedans et au dehors par cinq cents piliers ou colonnes dont pas une seule n’est d’une pierre commune. Si cette incroyable église était un peu plus claire et qu’un jour bien ménagé en fît reluire les richesses, elle mériterait tout ce qu’en disent ses admirateurs éblouis sur parole. J’accorde au reste que les mosaïques qui la tapissent tiennent tout ce qu’ils nous en promettent. Partout où l’on peut les voir, elles valent des tableaux, si elles ne valent davantage. Le gpût archaïque préfère les plus naïvement faites, celles qui rappellent le dessin d’enfant des peintres byzantins, aux œuvres plus savantes des mosaïstes du siècle de Léon X. On peut s’en donner le spectacle dès l’entrée ou le porche de l’église. Les scènes de la Genèse y sont représentées dans le style des vieilles gravures sur bois, et les sujets mêmes sont conçus d’une manière fort primitive. J’avoue que j’aime beaucoup mieux, dans ce même vestibule, la coupole qui précède et l’hémicycle qui surmonte les portes du milieu. La Résurrection de Lazare, à droite, est composée à la manière des grands peintres. Le Christ y étend un bras souverain. C’est l’air de commandement du maître de la nature. La Mort de la Vierge le cède peu à son pendant. La figure de saint Marc, au-dessus de la porte, exécutée par les frères Zuccati d’après Titien, ne perd rien à rappeler la belle époque de la peinture. Au reste, les points de comparaison abondent, et les voûtes de l’intérieur offrent sur leurs fonds d’or tous les âges, tous les styles, tous les caprices de l’art du mosaïste.

On a comparé Saint-Marc, cette Sainte-Sophie de l’Occident, avec son obscurité et ses trésors amoncelés, à la grotte d’Aladin ou plutôt à ces cavernes fantastiques où, dans les contes et les drames, on feint que les pirates ont entassé leur opulent butin. Venise en effet a écume la Méditerranée, et après ses conquêtes, qui ressemblaient un peu à des captures, elle a rapporté de ses courses les plus belles choses des plus beaux lieux pour en orner sa magique demeure et la changer en un palais oriental. L’abus de la force, le goût du luxe et l’amour des arts ont ainsi conspiré pour la décoration de la patrie. Saint-Marc est le dépôt le plus varié et le plus curieux de ces précieuses raretés recueillies par un collectionneur armé, qui s’est trouvé réunir la puissance d’un peuple guerrier, l’avidité d’un peuple marchand, l’orgueil d’un peuple libre, le dilettantisme d’un peuple du midi. Il a fait de ses parts de prises un cabinet et un temple. Dans un assez médiocre petit volume sur l’Italie, Charles Dickens a raconté son séjour à Venise, comme si c’était un songe. C’est surtout dans l’ombre étincelante et mystérieuse de l’église Saint-Marc que l’on croit rêver.