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Il faut pourtant me délivrer sur-le-champ d’un aveu qui me pèse. Dès le premier coup d’œil, j’ai trouvé Venise trop blanche. Je ne m’y attendais pas, et je comptais sur des tons chauds ou foncés, sur des palais noirs en contraste avec les teintes roses ou dorées de constructions moins sévères. Un blanc de chaux, qui de près tourne au blanc sale ou au grisâtre, ôte, selon moi, à beaucoup de bâtimens vénitiens un air d’antiquité et un effet de couleur que je regrette. Je suis fâché de me trouver ici en opposition directe avec M. Théophile Gautier, qui voit positivement Venise tout en rose. Les vrais coloristes ne se bornent pas à copier la nature : ils lui prêtent les nuances que trouve leur imagination. Leur palette est plus qu’un miroir; c’est pour cela qu’ils sont coloristes, et tel est M. Gautier. Pour moi, je dois dire que le gris du plâtre mal recrépi m’a poursuivi pendant tout mon séjour à Venise. Quelques exceptions rares, des murs en brique, d’autres, peints en détrempe, d’un ton rougeâtre qui n’a rien de naturel ni de solide, ne m’ont point dédommagé. Si les édifices vénitiens ont une réputation contraire, c’est qu’on généralise l’effet de la partie supérieure du palais ducal. Là de larges surfaces étalent au midi une mosaïque d’un fond de jaune et de rouge pâle relevé par un réseau de pièces de brique ou de marbre d’un gris noir. Les nuances et le dessin sont d’un aspect charmant, mais unique, et ce monument n’a point d’égal ni d’analogue à Venise.

Du débarcadère du chemin de fer, on prend dans le Canal Grande, ou des barques qui servent d’omnibus, ou des gondoles qui tiennent lieu de fiacres. En demandant le palais Grassi sous son titre modeste d’hôtel de la ville, j’imaginais qu’on allait me faire descendre le Grand-Canal, dont les eaux baignent les marches de l’auberge; mais la gondole s’enfonça aussitôt dans les rues sinueuses du quartier qui fait face au débarcadère, et après mille détours, rejoignant à l’improviste le canal, elle le traversa et me mena aborder entre quatre ou ou cinq de ces grands pilotis bariolés, fidèlement reproduits par nos peintres, au perron du palais Grassi. Il renferme un atrium ou cour intérieure pavée en dalles et garnie d’orangers. En face de la porte d’eau, un grand escalier de marbre, décoré de bustes et de peintures murales, conduit à une galerie vitrée qui sert de salle à manger. Je n’ai pas besoin de dire qu’une fois le logement choisi, j’étais en route, un plan à la main, pour la place Saint-Marc.

Même sans compter le Canaletto, tant de peintres habiles, tant d’écrivains qui sont des peintres aussi, tant de décorateurs de théâtre qui pourraient l’être, ont représenté Venise, qu’il vaut mieux se taire que de recommencer. L’image de la Piazzetta et du quai des Esclavons est dans notre mémoire à tous, comme si nous les avions vus dès notre enfance. Pour moi, je me rappelle un joli ballet, le Car-