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après avoir parcouru ce cercle de malheurs et d’épreuves qui ont signalé les dernières révolutions, voici un autre homme qui fut l’un des acteurs de ces révolutions, qui avait été jeté par elles loin de son pays, et qui vient de mourir tristement à Paris : c’est M. Daniel Manin, l’ancien président de la république de Venise, l’un des citoyens de cette Italie déclassée et dispersée, qui s’agite partout en dehors des réalités actuelles de la politique. Daniel Manin se trompait, nous le croyons, dans ses idées et dans ses vœux : il mettait l’avenir de la péninsule dans des combinaisons chimériques; mais il y aurait une étrange injustice à le confondre avec la tourbe des révolutionnaires, avec des agitateurs fanatiques comme Mazzini, et on ne peut s’empêcher de se souvenir que de tous les Italiens il fut peut-être celui qui, avec le roi Charles-Albert, remplit le plus fidèlement son devoir en 1848. Daniel Manin était né en 1804, il est mort dans un âge peu avancé; il reste assurément une des figures les plus originales des dernières révolutions italiennes. Ce n’était nullement un homme de sociétés secrètes. Légiste de profession, c’est par des moyens légaux et pratiques qu’il prétendait engager la lutte contre l’Autriche en 1846, au moment où l’Italie tout entière s’agitait. Il fut à cette époque une sorte d’O’Connell vénitien, très expert à saisir les faiblesses du gouvernement impérial, luttant habilement à l’occasion du tracé du chemin de fer de Milan à Venise, se servant des lois que l’Autriche elle-même avait données sans les exécuter, et allant bientôt jusqu’à remettre à la congrégation centrale vénitienne un mémoire où il exposait tout un plan de réforme. Il demandait un gouvernement séparé pour la Vénétie et la Lombardie, une révision des codes, un budget annuel, la liberté des cultes et de la presse. La politique de Manin était là tout entière : elle consistait à reconnaître l’Autriche pour la mieux combattre, pour la réduire par une agitation pacifique à réaliser des choses qui ne pouvaient qu’enflammer l’esprit italien. Le tribun vénitien eut le poète Tommaseo pour second dans cette lutte. La révolution de 1848 le trouva en prison, et comme il était détenu illégalement, il ne voulut point être délivré par le peuple; il ne consentit à sortir que sur une décision du tribunal. Désormais tout se précipitait à Venise; tout allait se faire par Daniel Manin, devenu le chef, le dictateur de la république proclamée un mois après : république éphémère, pour laquelle le tribun vénitien fit assurément tout ce qu’il put en la faisant durer un an et en entourant d’un reflet de gloire sa chute nouvelle.

Le malheur de Venise, c’est que sa cause ait été si souvent confondue par ses ennemis et même par ses amis avec celle de toutes les révolutions européennes de ce temps. Il ne faut pas oublier cependant ce qu’il y avait de profondément distinct dans cette république renaissant d’elle-même dans la ville des lagunes, et se personnifiant, comme pour mieux faire illusion, dans un homme qui portait le nom du dernier des doges, quoique n’appartenant nullement à sa famille. C’était, si l’on veut, une résurrection factice; ce n’était pas une menace pour l’Europe, un attentat contre l’indépendance italienne, comme ces républiques perturbatrices qui se promenaient d’un bouta l’autre de la péninsule, ralliant toutes les passions anarchiques. La république de Mazzini à Rome était la subversion du monde; la république de Manin n’était qu’une forme de l’indépendance de l’Italie. Venise en 1848 est restée pure de tous les excès qui ont compromis ce grand mouvement;