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Et c’est ainsi que miss Nea Slumberton, sa jeunesse bien apprise, sa candeur bien gardée, ses grâces aristocratiques, ses délicatesses de corps et de cœur, échurent brusquement à Diego Dwyorts, qui, ma foi! n’y songeait guère... et s’en souciait encore moins.

Dans tous les romans d’Anne Radcliffe et de ses nombreux imitateurs, on ne trouverait pas une scène qui serre le cœur d’une aussi pénible étreinte que celle de ce mariage improvisé. Le fiancé malgré lui, fortement intéressé (on saura comment) à faire avorter la négociation matrimoniale, a essayé d’un expédient dilatoire. Pour ne pas quitter l’Irlande, où la missive impérieuse de son père est venue le chercher, il fait valoir un bras cassé à la chasse, les ordonnances du médecin, que sais-je encore? Mais John n’est pas homme à laisser manquer pour si peu une affaire conclue. Diego ne peut pas venir à Londres, eh bien! sa fiancée ira le chercher dans le vieux château d’Oshire. Ceci n’est conforme ni à la réserve féminine ni à la dignité aristocratique; mais quand John Dwyorts a parlé, lord Slumberton ne peut qu’obéir. La marchandise est vendue, il faut effectuer la livraison. C’est cette « livraison » qui est une tragi-comédie, fond terrible déguisé par la légèreté de la forme. Le rôle de Diego, acculé dans ses derniers retranchemens, contraint de sourire, de s’excuser, de tourner des madrigaux, et peu à peu s’animant à ce rôle, s’éprenant, un peu superficiellement peut-être, de sa belle et innocente fiancée; le cruel embarras de cette enfant qu’on traîne ainsi dans les bras d’un inconnu; les dehors paternels et solennels du pauvre père empêtré dans sa honte; les brusqueries péremptoires de John ; le sans-gêne créole et les dires excentriques de sa femme, riche héritière de La Havane, qu’il épousa jadis par spéculation, et qu’il a reléguée, pour s’en débarrasser, dans ses domaines d’Irlande : tout, jusqu’à la sœur de Nea, qui tâche de faire bonne contenance, jusqu’à la gouvernante chargée de rendre acceptable à son élève cette série d’inconvenances et de fausses situations, constitue un tableau esquissé de main de maître. Malheureusement, comme le reste du livre, il est resté à l’état d’ébauche.

Voici Diego Dwyorts bien et dûment marié. Par malheur, il l’est un peu trop. Il y a de par le monde une errante beauté qui a sur lui tous les droits de Nea Slumberton, plus ceux d’une antériorité difficile à nier. En deux mots, Diego Dwyorts est bigame. Jeune et aventureux voyageur, il rencontra naguère sur le continent une jeune personne passablement émancipée, — fille d’un violoniste français et d’une modiste allemande, — virtuose de naissance, — cantatrice formée en Italie, grâce à des protections ecclésiastiques, — ayant couru le monde plus qu’il n’eût fallu, mais avec une paire de pistolets qui ne la quittait jamais : un Wilhelm Meister femelle, et c’est