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tout est empreint de la plus cruelle réalité. M. Whitty n’en pouvait composer d’autre. Il ne peint pas flatté, il ne broie pas du rose; sa palette n’est pas celle des poètes : il ne voit en beau ni la surface ni la profondeur de ce pauvre monde. A le prendre au mot, — et nous préférons croire à une donnée systématique, — il n’a de sympathie pour quoi que ce soit, pas même pour le laid et le mal, ce qui peut sembler étrange quand on voit comment il traite le bien et le beau, du moins ce que nous appelons ainsi, nous autres gens du commun. Sous ce rapport, il laisse bien loin Thackeray, que beaucoup de lecteurs, surtout beaucoup de lectrices, estiment trop médisant, trop exact, trop clairvoyant pour leur goût particulier. À ces esprits modérés, calmes, bienveillans, qui tiennent à aimer, à vénérer quelque chose, nous nous garderons bien de recommander les Amis bohémiens[1] de M. Whitty. Cinquante pages de ce livre leur donneraient le cauchemar. A la centième, il tomberait de leurs mains frémissantes. Aux curieux froids et désintéressés, aux blasés littéraires qu’ennuient les thèmes rebattus, les données routinières, les fadeurs et les frénésies également usées du roman accoutumé, nous conseillerions d’essayer cette lecture, et encore sans leur promettre autre chose qu’une saveur, sinon très agréable, du moins assez nouvelle, ce qui, pour eux, peut suffire.

Sur ce, et sans plus de préambule, nous nous laisserons présenter chez les Dwyorts. Nombreuse famille : trois générations. A Londres, vous avez Jacob Dwyorts, manufacturier émérite, la machine faite homme, riche à millions, impassible dans sa richesse, tyran domestique, la plupart du temps assoupi dans son fauteuil, du moindre mot se faisant obéir, et dont le cœur, si jamais il a battu, est de temps immémorial ossifié. Cet homme si riche a des fils très pauvres qu’il méprise du fond du cœur, et qui tout naturellement le détestent à proportion, calculant jour par jour, minute par minute, le temps que cet éternel vieillard peut encore passer sur la terre. Il a deux petites-filles qu’il a laissées moisir dans le célibat, et qui peu à peu sont devenues pour lui comme deux femmes de chambre médiocrement salariées. Une troisième petite-fille, née, celle-là, d’une fille unique morte en lui donnant le jour, est la favorite du vieux Jacob, la duchesse de Bourgogne de ce Louis XIV industriel. Elle est jolie, étourdie, insolente; ainsi faite, elle lui plaît, et il l’a richement établie. Réunissez tous ces élémens autour d’une table de famille le jour de Noël, et vous aurez un intérieur charmant. Tous ces bons parens se détestent, se jalousent, disent pis que pendre les uns des autres, et sans l’impérieux patriarche, sans le quos ego

  1. Friends of Bohemia; — la vraie traduction est : Nos Amis de Bohême.