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nous vivons s’élève et change d’aspect avec le temps. Ce qui était un port pour nos aïeux peut, comme Aiguemortes ou Fréjus, n’être plus qu’un lieu où rien ne mène. Il est toujours permis de regarder en avant et d’espérer un meilleur avenir. Franchement d’ailleurs, la vieille cause de 1789 elle-même, cette vieillerie de nos pères, est-elle si pleinement, si universellement gagnée, les biens qu’ils nous ont conquis, les principes qu’ils nous ont légués sont-ils tellement hors de toute atteinte, qu’il soit permis de ne s’en plus inquiéter et de songer à mieux ? Tenons-nous le certain que nous devions chercher l’incertain, et par quels efforts heureux, par quels prodiges de génie et de savoir les nouveau-venus ont-ils acquis le droit de dire à la société de changer de voie pour entrer dans la leur, et de l’entraîner à leur suite vers un but qu’on lui annonce, mais qu’on ne lui montre pas ? Il faut de nouveaux guides, qui en doute ? D’autres hommes sont venus ou viendront, la marche du temps le veut ainsi ; mais doit-on dire : A nouveaux ouvriers nouvelle œuvre ? Le monument, parce qu’il n’est pas achevé ou que des parties s’en sont écroulées, doit-il être abandonné, rasé, et faut-il pour en bâtir un nouveau aller chercher les terres inconnues ? Quand on aura donné quelque évidence au thème d’un socialisme radical, il sera temps de se moquer du libéralisme constitutionnel ; on pourra sourire de mépris au nom seul des institutions et des idées qui pendant un demi-siècle ont séduit les plus nobles esprits et touché les plus nobles cœurs de la France.

Ces dédains cependant du fanatisme réformateur sont naturels. Quand on aime le vague et que l’on se plaît dans l’indéfini, on trouve un peu terre à terre l’œuvre laborieuse de combiner le vrai et le réel. L’aventurier se moque des laboureurs, et si l’orage a détruit leurs moissons, il leur proposera de diriger les orages au lieu de cultiver la terre, et, puisque le possible est si difficile, de tenter l’impossible. Jamais les esprits extrêmes ne rendent justice aux esprits mesurés. L’ambition de dépasser tout ce qui s’est fait, de trouver le dernier mot, d’atteindre la dernière nouveauté et de découvrir l’inconnu, a souvent égaré les sciences en les écartant de la voie des expériences utiles ; elle peut bien égarer la politique. La passion de l’illimité et de l’absolu a toujours été le fléau de notre révolution ; c’est une cause qui a plus souffert par ses amis que par ses ennemis.

Quoi qu’il en soit, il est donc vrai que, sans se concerter ni s’entendre, l’esprit réactionnaire et l’esprit vaguement révolutionnaire s’entretiennent et s’excitent mutuellement. L’un fournit à l’autre des griefs et des prétextes ; l’un inspire à l’autre des ressentimens et des craintes. Tous deux travaillent comme de concert à décrier, à