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même, car il répugne qu’un être ne soit pas tel ou tel, avec telle ou telle manière d’être. Il en est de même des corps. Qui connaît le corps en soi, sans aucune qualité corporelle? Qui a vu la matière pure, la matière première du péripatétisme scolastique? La matière n’est pas toute en ses qualités, mais elle n’est pas sans ses qualités. C’est assurément quelque chose, mais quelque chose d’étendu, de solide, ayant des formes, de la couleur même, etc. Je peux bien, par la pensée, faire abstraction de ces qualités pour ne penser qu’à leur sujet d’inhérence, mais c’est là une pure abstraction. N’en faisons-nous pas une semblable sur l’être des êtres, lorsque nous le considérons sans propriété déterminative, réduit et ramassé tout entier dans la seule notion de l’être[1] ?

Sortons de l’école; laissons là ses creuses conceptions, ses futilités laborieuses. Pensons et parlons en hommes. Ou ce monde et l’homme n’ont pas de principe et se suffisent à eux-mêmes, l’homme venant du monde et le monde ne venant de rien, ce qui est l’athéisme, pour l’appeler par son nom; ou bien le monde n’explique pas l’homme, et il ne s’explique pas non plus lui-même, et alors il lui faut supposer une cause, un principe qui rende compte du mouvement et de la vie qui l’animent, des lois qui président à cette vie et à ce mouvement : il lui faut un moteur et un législateur. Mais ce moteur et ce législateur ne peuvent être une abstraction, un mot, un néant; il faut que ce soit un être, et l’être par excellence, l’être doué de toutes les perfections de l’être, et par conséquent de l’intelligence, de la liberté et de l’amour qui sont en moi, dans les limites de ma nature dérivée et créée, et qui doivent être en lui dans la plénitude et l’infinité de sa nature incréée et créatrice. Voilà le vrai Dieu, seul capable d’expliquer le système admirable de l’univers, et surtout d’expliquer l’homme, ses sentimens, ses besoins, ses pensées, qui éclaire et me justifie à moi-même les mouvemens de mon âme, les résolutions de ma volonté, les poursuites de mon intelligence, mes travaux, mes élans, mes angoisses, mes misères, mes espérances. Ce Dieu-là, je le comprends et il me comprend, il m’aime et je l’aime, je l’invoque et il m’entend; il parle à mon esprit et je le sens dans mon cœur. C’est ce Dieu-là que j’ai enseigné, que je veux enseigner encore, et non pas le Dieu de Spinoza et de M. Schelling[2].

  1. Voyez cette théorie de la substance et de l’être partout dans nos écrits. Elle est le sujet même de nos leçons de 1816, Premiers Essais de Philosophie. Nous l’avons reproduite et agrandie en 1818 dans nos leçons Du Vrai, du Beau et du Bien, en 1819 et 1820 dans la Philosophie écossaise, et surtout dans la Philosophie de Kant, leçon VI, Dialectique transcendantale.
  2. Je parlais ici de M. Schelling d’après l’opinion que me donnaient alors de lui ses partisans et ses adversaires, et tel je l’avais représenté en 1816 sur la foi de M. Ancillon; — Premiers Essais de Philosophie, Cours de 1816 et de 1817, p. 124, — Depuis j’ai étudié M. Schelling, je l’ai connu lui-même; j’ai assisté aux dernières vicissitudes de sa carrière. Oui, je l’avoue, mon illustre ami, dans le premier enivrement d’une réaction naturelle et nécessaire contre l’idéalisme de Fichte, a pu se laisser emporter à une sorte de spinozisme; mais, comme tous les grands esprits et les nobles cœurs, à mesure qu’il se développait, il travaillait à se perfectionner. Il a toujours prétendu qu’on avait pris à tort son premier mot pour son dernier, et il est certain que d’assez bonne heure et, à ma connaissance depuis 1825, il s’est élevé contre les conséquences que l’école hégélienne s’efforçait de tirer de ses principes, selon lui mal entendus, et que sa dernière opinion, publiquement enseignée pendant de longues années, à Erlangen et à Berlin, a été un théisme plus ou moins conséquent, mais sincère, et même chrétien. C’est ainsi que je l’ai peint il y a plus de trente ans, même avant que son changement, si changement il y a eu, fût déclaré. « A quel Dieu, disais-je, aspire aujourd’hui M. Schelling ? Est-ce à l’abstraction de l’être dont j’ai pris la liberté de me moquer un peu avec tout le respect que je dois et que je porte à la mémoire de M. Hegel ? Non, assurément. Est-ce à l’identité absolue du sujet et de l’objet de la philosophie de la nature? Il ne parait pas. Le Dieu de M. Schelling est le Dieu spirituel et libre du christianisme. J’y applaudis de tout mon cœur » Fragmens philosophiques, Philosophie contemporaine, p. 102.