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son développement le plus vaste, elle pourra bien voir s’accroître le nombre des phénomènes qu’elle embrasse et soumet à ses lois; ses applications pourront se multiplier et s’étendre indéfiniment, sans jamais franchir la borne que Kant a posée. L’idée du devoir élève la raison dans un monde sublime, mais ce monde n’est encore qu’une transfiguration de la raison. Ajoutez, avec les nouveaux kantiens, le sentiment (Gefühl) à la raison : que faites-vous, sinon ajouter une force nouvelle à l’essentielle illusion dont la raison est travaillée? Elle est déjà assez tentée de prendre ses propres développemens pour les choses elles-mêmes : avec le sentiment, cette tentation est augmentée, et voilà tout, en sorte que toute l’entreprise de M. Fries se réduit à masquer le scepticisme de Kant et à lui donner l’apparence d’un dogmatisme sentimental. Mais comment le dogmatisme viendrait-il du sentiment[1]? En vérité on ferait sourire Kant avec cette invention. Kant enseignerait à ses réformateurs que le sentiment lui-même n’est qu’un phénomène, et même le plus subjectif des phénomènes, qu’ainsi il est de la dernière inconséquence de le charger de remédier à la subjectivité de la raison. La subjectivité de la raison, voilà le point de départ fatal de la philosophie allemande. Tant que ce fondement subsiste, l’édifice entier est ruineux, et les réparations les plus habiles, les décorations les plus brillantes ne tromperont qu’un œil inattentif ou peu exercé. Il semble qu’une théorie vraiment platonicienne de la raison échappe à tous ces périls et n’a point à craindre de pareils retours. La raison, dès sa première et sa plus humble apparition dans la conscience, nous donne l’être en même temps que la connaissance, nous découvre, avec l’absolue autorité dont elle est douée, sous l’aperception des divers phénomènes, l’être réel, identique et un, le moi qui les aperçoit. Dans un autre acte ou plutôt dans ce même acte, cette même raison nous découvre encore l’objet réel des phénomènes aperçus, ce monde autre que nous, mais existant comme nous ; et un peu plus tard, par-delà ce monde extérieur, immense, mais fini, par-delà le monde de notre conscience, immense lui-même, mais fini comme l’autre, imparfait, rempli à la fois de grandeur et de misère, la raison nous révèle l’être infini, parfait, éternel, premier principe et raison dernière de toutes les existences[2]. Voilà ce que j’enseigne, et, tout en admirant profondément Kant et M. Jacobi, je suis bien résolu à poursuivre tranquillement mon enseignement commencé, à le développer et à l’étendre en demeurant dans les mêmes voies. La philosophie de la nature a, sur la philosophie de Kant et de

  1. Voyez, sur le sentiment et son véritable rôle en philosophie, Du Vrai, du Beau et du Bien, leç. Ve, VIe et XIIIe, etc.
  2. Philosophie de Kant, leçon VI. Dialectique transcendantale.