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générales plus hardies et plus étranges les unes que les autres, et qui firent sur moi l’effet des ténèbres visibles de Dante. Tout ne m’y était pas entièrement inintelligible, et ce que j’en saisissais me donnait un ardent désir d’en connaître davantage. Il y avait du moins entre M. Hegel et moi quelque chose de commun, une foi commune dans la philosophie, une commune conviction qu’il y a ou qu’il peut y avoir pour l’esprit humain une science vraiment digne de ce nom qui n’atteint pas seulement l’apparence, mais la réalité des choses, qui n’exprime pas seulement les rêves mobiles de l’imagination humaine, mais les caractères intrinsèques des êtres. M. Hegel était dogmatique, et, sans que je pusse encore me bien orienter dans son dogmatisme, il m’attirait par là. De son côté, il me savait gré des efforts que je faisais pour l’entendre et de mon goût pour les grandes spéculations. Ainsi se forma notre amitié, et cette liaison à la fois de cœur et d’esprit qui ne s’est jamais démentie, alors même qu’avec le temps la différence de nos vues en métaphysique se déclara de plus en plus, et que la politique demeura notre seul et dernier lien.

Au bout de quelques jours, je restai persuadé que, pour ne pas être à ma portée, le professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg n’en était pas moins un esprit du premier ordre, en possession d’une grande doctrine, digne d’être sérieusement étudiée. Je reconnus en même temps l’impossibilité de parcourir utilement l’Allemagne entière en quelques mois, quand on est exposé à rencontrer dans la moindre université des hommes aussi remarquables. Je fis donc deux parts de l’Allemagne, le nord et le midi, et je résolus de consacrer au nord ce premier voyage et de remettre le midi à une autre année. Voici le plan que je formai : aller à Gœttingue et y séjourner quelque temps, monter vers le nord jusqu’à Berlin, passer en Saxe, visiter Dresde, Leipzig, Iéna et Weimar; redescendre sur les bords du Rhin par Wurtzbourg, revenir à Heidelberg, et rentrer en France par Strasbourg. C’était déjà là une assez belle course pour trois ou quatre mois de vacances; elle embrassait des pays très différens, des universités et des écoles opposées, les principaux foyers du protestantisme, avec un avant-goût de la Bavière catholique à Wurtzbourg, une foule d’hommes dont la renommée remplissait alors l’Allemagne; enfin elle avait pour point de départ et pour terme Heidelberg et le nouvel ami que m’avait donné le hasard.