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J’étais pressé de retourner à Francfort et n’avais pas destiné plus de deux ou trois jours à cette promenade. Cependant, par scrupule de conscience, je me décidai à aller voir M. Hegel quelques heures avant le départ de la voiture; mais ce jour-là la voiture partit sans moi; le lendemain, elle partit sans moi encore, et le surlendemain je ne quittai Heidelberg qu’avec la ferme résolution d’y revenir et d’y séjourner quelque temps avant de rentrer en France.

Que s’était-il donc passé? J’avais trouvé sans le chercher l’homme qui me convenait. Dès les premiers mots, j’avais plu à M. Hegel, et il m’avait plu; nous avions pris confiance l’un dans l’autre, et j’avais reconnu en lui un de ces hommes éminens auxquels il faut s’attacher, non pour les suivre, mais pour les étudier et les comprendre, quand on a le bonheur de les trouver sur sa route.

Il n’est pas très facile d’expliquer cette sympathie si prompte et si forte qui m’attira vers le professeur de philosophie de l’université d’Heidelberg. M. Hegel n’avait point encore la renommée qui pouvait exercer quelque prestige sur l’imagination d’un jeune homme : il ne passait alors que pour un élève distingué de M. Schelling. Ce n’étaient pas non plus sa brillante élocution et le charme de sa parole qui avaient pu me séduire; il s’est toujours exprimé avec peine en allemand, et il parlait très mal le français. Voici comment je me rends compte du goût que je ressentis d’abord pour lui. A Francfort, le seul esprit supérieur que j’eusse rencontré était M. Schlegel, et M. Schlegel était, comme tout le parti catholique, hautement déclaré pour le pouvoir absolu dans la religion et dans l’état; il détestait les principes de la révolution française, tandis que moi j’adorais ces principes, la liberté et la philosophie. Mon jeune spiritualisme avait même de la peine à ne pas être injuste envers le mysticisme. M. Hegel aimait la France, il aimait la révolution de 1789, et, pour me servir d’une expression de l’empereur Napoléon, que M. Hegel me rappelait souvent, lui aussi il était bleu. Il était à la fois très libéral et très monarchique, et ces deux sentimens sont aussi au plus haut degré et dans mon cœur et dans ma raison. Il avait un goût très vif pour l’histoire de la révolution, qui m’était familière, et nous en parlions perpétuellement. J’étais charmé de trouver dans un homme de son âge et de son mérite mes sentimens les plus intimes, et lui, déjà vieux, semblait comme réchauffer son âme au feu de la mienne. Et puis M. Hegel était un esprit d’une liberté sans bornes. Il soumettait à ses spéculations toutes choses, les religions aussi bien que les gouvernemens, les arts, les lettres, les sciences, et il plaçait au-dessus de tout la philosophie. Il me laissa voir pour ainsi dire le fantôme d’idées grandes et vastes; il me présenta, dans le langage un peu scolastique qui lui était propre, une masse de propositions