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le livre De l’utilité et de l’avancement de la science des phrases dignes d’être remarquées et recueillies, par exemple celles-ci : « La divination a son fondement naturel dans la puissance de l’âme, qui, en se repliant sur elle-même, pressent l’avenir; ces pressentimens ont lieu surtout dans le rêve, dans l’extase, à l’approche de la mort….. Il se peut que les choses divines elles-mêmes influent directement sur nous, et réveillent l’entendement endormi... » Voilà certes des passages qui étonneraient bien certains disciples de Bacon; mais il y a loin de ces passages isolés et peu nombreux à une théorie philosophique, et nulle part on ne trouve dans Bacon la moindre tendance au mysticisme : l’imputer à Bacon, c’est chercher soi-même le paradoxe et gâter l’histoire de la philosophie, comme la philosophie elle-même, par une vue partielle et incomplète de la vérité.

M. Frédéric Schlegel n’estime point l’école écossaise; il pense qu’il faut philosopher ou ne pas philosopher, comme si philosopher avec sobriété et dans les limites des facultés humaines n’était pas philosopher encore, et de la plus sage manière ! À ce compte, Socrate serait un pauvre philosophe. M. Frédéric Schlegel m’a dit que les deux hommes de France qui seuls peuvent prétendre à l’esprit philosophique sont Saint-Martin et M. de Bonald. M. de Bonald a le tort d’avoir appelé au secours de la religion la raison qui la détruit, mais il spécule de haut. Pour Saint-Martin, c’est un scandale qu’il n’ait pas produit plus d’effet en France.

Voici le jugement de M. F. Schlegel sur les philosophes allemands contemporains : « Fries et Krug sont des esprits médiocres, Bouterweck est superficiel, Hegel est subtil. "A Berlin, il faut voir Solger et Schleiermacher. Les trois hommes les plus éminens de l’Allemagne sont Jacobi, Schelling et Baader. »

Je me refusais à placer M. Baader en pareille compagnie d’après son écrit sur l’eucharistie; je faisais aussi bien des objections contre la doctrine de M. Jacobi, telle au moins que je la concevais, et je défendais la théorie platonicienne de la raison. « La raison! la raison! me dit M. Frédéric Schlegel; prenez garde, encore un pas, et vous voilà panthéiste ! » Mais la prédiction ne m’effrayait guère, car depuis longtemps j’étais familier avec ce jeu du parti catholique[1], qui, au lieu de nous persuader le christianisme en nous y faisant voir, avec tous les grands docteurs de l’église, le triomphe de la raison, prétend, suivant un artifice inventé par Pascal et tout récemment rajeuni par l’abbé de Lamennais, nous mener à la foi par la route du scepticisme, en nous enseignant l’impuissance de la rai-

  1. Il n’est pas besoin de marquer la différence que nous mettons entre le parti catholique et la religion catholique : l’un est à nos yeux le plus redoutable danger de l’autre.