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la scolastique. Notre guide du reste allait droit à une porte close sous une des galeries du cloître, on lui ouvrait du dedans, et un gardien d’assez bonne mine se présentait à l’entrée de cet ancien réfectoire, cent fois décrit.

C’est, comme on sait, un rectangle dont les deux petits côtés sont couverts de fresques ou de peintures à l’huile ayant apparence de fresques. Laissons celle qui est à gauche, c’est une crucifixion de Montorfano, composition assez bizarre à cent personnages, et que le temps a eu la malice de laisser dans un bon état de conservation, ce qui impatiente fort quand on regarde à droite.

Depuis qu’on a pu voir à l’exposition générale de la société photographique un admirable fac simile de la Cène de Léonard de Vinci, tout le monde sait à peu près dans quelle condition elle se trouve, et tout le monde sait qu’aucune gravure, même celle de Morghen, ne reproduit exactement l’état actuel ni même l’expression, et je dirais presque le style de cette œuvre incomparable. Mes paroles la représenteraient bien moins encore, et je me bornerai à l’exacte narration de mes sensations successives.

On s’attend à ne voir que les ruines d’un tableau. Assurément la dégradation est grande. Il y a destruction absolue dans le bas, là où les moines ont percé une porte à travers les jambes du Christ. Partout le temps a marqué sa trace; mais de toutes les altérations que le temps apporte, la plus intolérable, ce me semble, c’est qu’il pousse tout au noir. Or ici la peinture est plutôt effacée que noircie, la couleur est faible, mais distincte, de sorte que, trouvant la fresque ou soi-disant telle mieux conservée, ou pour bien dire plus reconnaissable que je n’espérais, je fus frappé seulement de l’affaiblissement général, et au premier abord, de la nullité de l’effet. Mon premier mot, je m’en confesse, aurait pu être : « N’est-ce que cela? » La composition a été souvent gravée, encore plus souvent imitée par des artistes qui ont traité le même sujet. Ainsi point de nouveauté, point de surprise, et rien dans le coloris qui saute aux yeux. Cependant le sujet est grand, l’œuvre est célèbre, le mérite certain. On ne peut dire : Regarde et passe. On regarde donc et on s’arrête; les yeux se fixent et sur l’ensemble et sur les détails; l’attention persiste, et après quelques instans (je demande qu’on prenne mes aveux au pied de la lettre), il m’a semblé que toute la scène s’animait, que la vie circulait dans tous ces personnages, et que j’assistais, au moins en vision, à l’événement sublime avec simplicité, pathétique avec calme, dont les apparences légères étaient là seulement tracées sur la muraille. Jamais l’art ne m’a paru d’une réalité plus saisissante et ne m’a jeté dans un trouble plus vrai : le tableau parlait.