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votre argumentation. Dans le système que vous préconisez, et qui est aujourd’hui en plaine floraison, les vers français me paraissent aussi inutiles que les vers latins, dont la jeunesse positive qu’on élève dans nos lycées ne veut plus entendre parler. Prenez-y garde, monsieur, ajoutai-je, les hommes que vous qualifiez de songe-creux ne sont pas aussi, inutiles que vous êtes disposé à le croire. Il ne serait peut-être pas difficile de vous prouver qu’il n’y a pas sur cette table un seul objet matériel qui ne soit le résultat de quelque pauvre rêveur dédaigné par les hommes pratiques de son temps. Ne sommes-nous pas ici dans la ville même qui a vu naître Papin, un rêveur du XVIIe siècle, presque un contemporain de Boileau, qui a entrevu et pressenti la puissance infinie de la vapeur ? Savez-vous, monsieur, quelle est la source de cette civilisation matérielle qui se développe sous nos yeux et qui excite tant votre enthousiasme ? Ce sont les contes de fées, dont on va réalisant chaque jour les rêves divins.

Les théâtres de province sont dans un assez triste état. On y va peu, et à part deux ou trois grandes villes, aucune entreprise dramatique ne saurait exister longtemps sans la subvention que leur accordent les conseils municipaux ; encore cette subvention, qui s’élève parfois à des sommes considérables, né suffit-elle pas à prévenir les nombreuses catastrophes dont les pauvres artistes dramatiques sont fréquemment les victimes. À quelle cause peut-on attribuer l’abandon des théâtres par la population aisée des villes de province ? Faut-il y voir un affaiblissement du goût si naturel à l’homme, et particulièrement au Français, pour les plaisirs et les illusions de l’art dramatique ? A mon avis, la décadence visible des entreprises théâtrales en province, décadence qui préoccupe vivement l’autorité, tient à des causes diverses.

La société, je veux dire cette fraction de la classe aisée qui vit dans les loisirs et qui se compose en majeure partie des débris de l’ancienne noblesse, ne va presque plus au théâtre. Des scrupules religieux, qu’il ne faut pas confondre avec la religion elle-même, des habitudes casanières, une certaine morgue aristocratique, d’autant plus vive que l’aristocratie n’existe plus, et la facilité des communications avec la capitale, tels me paraissent être les principaux motifs de l’abstention de la bonne compagnie à l’endroit des théâtres de province. Pendant les trois quarts de l’année, on fait des économies, et l’on vient passer les trois autres mois à Paris, où l’on se dédommage amplement des privations qu’on s’impose en province. Par ces fréquens voyages vers le centre de tous les plaisirs intellectuels, le goût s’épure et devient nécessairement plus difficile. On ne se contente plus de la mise en scène et des artistes de la localité.

La lecture des journaux, des Revues et de certains livres, les visites, les plaisirs de la villégiature, la conversation, la chasse et quelques fêtes données au profit d’œuvres de bienfaisance, ce sont là les principales distractions de la bonne compagnie en province. Il faut ajouter aux causes qui éloignent du théâtre la partie distinguée de la société de province l’accroissement