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Néanmoins, comme tout ce qui procède d’un enthousiasme ou d’une forte commotion du cœur humain est éphémère et caduc, si on ne le fixe dans quelque institution organique, les évêques, en confirmant la trêve par les conciles, instituèrent une juridiction pour réprimer les infracteurs ; ils y intéressèrent sagement des seigneurs laïques en les appelant à ces assises, et en leur abandonnant une part des amendes. Seulement, pour ne pas altérer le principe de la trêve, qu’il eût été dangereux de livrer à la race guerrière, ces tribunaux restèrent essentiellement ecclésiastiques ; les causes d’infraction de la paix étaient de la compétence de l’évêque ; les seigneurs n’étaient là que pour rendre les jugemens plus efficaces par leur adhésion ou leur coopération.

La trêve de Dieu, en se répandant au dehors, se développait donc aussi en elle-même ; de française, elle devenait européenne. Il ne lui manquait plus que de devenir une loi universelle de l’église. Dès son origine, on l’avait vue ajouter à l’initiative la propagande. On reconnaît le génie de notre nation, chercheur, tant bien que mal, de remèdes aux maux de la société et les proposant aussitôt au monde entier. C’est M. Kluckhohn qui fait cette remarque que nous acceptons volontiers. Mais à cette époque, pour qu’une institution devînt véritablement universelle, il fallait que la papauté l’adoptât. Grégoire VII, trop occupé, trop traversé en Italie et en Allemagne, n’en eut pas le loisir ; ce nouveau pas était réservé à son deuxième successeur, Urbain II, qui, au concile de Clermont, convoqué en 1095 pour la croisade, s’empara de l’idée pour la tourner à ses vues, et partit de là pour provoquer le plus vaste ébranlement, la plus grande révolution du moyen âge. Jamais assemblée ne secoua le monde comme ce concile de Clermont ; jamais parole humaine ne produisit des résultats comparables à ceux qu’obtint ce pontife, dont un seul discours précipita l’Europe sur l’Asie. Or il prit son point d’appui dans la pensée même de la trêve de Dieu. La trêve, comme on l’a vu, faisait deux parts dans la vie des hommes de ce temps, l’une pour la guerre, l’autre pour la paix. Urbain confirma et fortifia d’abord la part de la paix pour tous les pays chrétiens et pour toutes les conditions, mais nommément pour les marchands, les paysans, les clercs et les voyageurs ; quant à la part de la guerre, il proposa de la détruire à l’intérieur en lui donnant un but au dehors. De guerre civile, il la fit guerre étrangère ; il voulut l’arracher du sol français pour l’envoyer aux barbares asiatiques. « Trop longtemps, dit-il, vous avez vu le monde troublé par le pillage et la violence, et l’anarchie régner de telle sorte que personne n’est en sûreté ni en sa maison, ni en pleins champs, contre les voleurs et les malfaiteurs. Il est donc nécessaire de renouveler la paix de Dieu instituée par