Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie de loisirs et d’études que troublait seule par intervalles la pensée des malheurs publics. Dans les premiers jours de l’année 471, comme il mettait la dernière main à son œuvre, il apprit que le peuple de Clermont voulait le nommer évêque en remplacement d’Éparchius, qui venait de mourir. Cette nouvelle l’effraya. Sidoine avait une femme qu’il aimait tendrement et qui le payait en retour d’une affection dévouée, quatre filles dont deux en âge d’être mariées, et un fils, Apollinaris, jeune homme d’un caractère impétueux et faible, qui, dans ces jours de troubles, avait besoin de la sage direction d’un père. Consacrer ses dernières années aux soins de sa famille, goûter dans la retraite, entre une société délicate et le culte des muses, ce que le déclin incessant de l’empire pouvait laisser de repos à un noble cœur, c’était le rêve qu’il avait formé en rentrant en Gaule et qu’une popularité inopportune menaçait de détruire. Il courut donc à Clermont déclarer qu’il refusait l’épiscopat et combattre sa propre élection ; mais il eut beau faire, il fut nommé. Son courage n’alla pas plus loin.

Ce brusque changement d’état bouleversa ses habitudes et surtout ses idées. Honnête homme à la manière du monde, probe, désintéressé, bienveillant, mais vaniteux, il n’avait recherché les honneurs que pour briller, sans s’inquiéter beaucoup d’être utile ; tout en admirant les Ambroise, les Augustin, les Épiphane, il ne s’était jamais demandé au prix de quelles constantes et obscures vertus, au prix de quel renoncement à soi-même ces grands évêques avaient conquis leur renommée. Lorsque, arrivé à l’épiscopat, il put en sonder les devoirs, une sorte d’épouvante le saisit ; il se crut indigne ; il se le dit, il le dit aux autres ; il le proclama devant le peuple, en lui reprochant de n’avoir fait, par un entraînement regrettable, ni son bien ni le bien de l’église. Ce sentiment revient trop souvent dans ses lettres et sous des formes trop énergiques pour qu’on n’y voie qu’un langage convenu ou l’exagération d’une fausse modestie. « Moi, répétait-il souvent, être forcé d’enseigner quand j’aurais besoin d’apprendre, prêcher le bien que je ne fais pas, devenir le médecin des âmes quand la mienne est si malade, servir d’intercesseur entre Dieu et ce peuple quand les prières de tous les innocens suffiraient à peine pour m’obtenir miséricorde !… tout cela me fait souffrir et rougir. » Quand on lui parlait d’appliquer à des matières ecclésiastiques ce talent d’écrire qui lui avait valu tant de gloire dans le monde, il repoussait ce conseil comme une injure. « Je commettrais en le faisant, répondait-il, une témérité condamnable ; je choquerais toutes les bienséances, nouveau clerc et vieux pécheur que je suis, aussi léger de science que lourd de conscience. Vous vous railleriez de moi. Laissez-moi me consoler dans les ténèbres. »