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secret de la retraite de leurs fils et de leurs maris. Enfin on faisait savoir aux déserteurs que, s’ils ne répondaient pas à l’appel, on confisquerait les bestiaux appartenant à leur famille. Cette menace, la plus redoutée de toutes, brisait d’ordinaire toute résistance. Privé en effet des animaux qui labourent son champ et tournent la roue du puits d’arrosage, un cultivateur égyptien est un homme ruiné et affamé.

Quand le nombre de recrues à fournir se trouvait ainsi complété, les soldats les conduisaient devant le gouverneur de la province, qui les faisait examiner par un officier de santé. Enrôlées pour un espace de temps illimité, transportées le plus souvent en Arabie ou en Syrie, exposées à une mortalité effrayante, ces recrues disparaissaient pour toujours du foyer domestique. Une fois parties, il était bien rare qu’on eût de leurs nouvelles, et le plus souvent elles laissaient derrière eux la misère, car leur travail contribuait à faire vivre la famille. Pour éviter les désertions, on les chargeait de liens et d’entraves, et c’était sous bonne escorte, surveillées comme des prisonniers, qu’elles rejoignaient leur drapeau.

Tels sont les moyens par lesquels Méhémet-Ali créa une armée nationale en Égypte. Pour qui connaît le caractère casanier des Égyptiens, si attachés à leur misérable hutte de boue et au Nil, leur fleuve nourricier, il est clair que cette institution du nizam, c’est-à-dire de l’armée régulière recrutée parmi les habitans du pays, est une de celles qui heurtaient le plus directement les inclinations des sujets du pacha. Il s’agissait cette fois de faire le bien des peuples en dépit d’eux-mêmes, car on comprend sans peine la différence qui existe entre une armée nationale et une armée étrangère : l’une est la condition essentielle de tout affranchissement, de toute indépendance, de toute sécurité, de toute prospérité réelles ; l’autre n’est jamais qu’un instrument d’oppression et d’exploitation, à moins pourtant qu’il ne s’agisse d’une armée civilisatrice comme celle de la France en Algérie, celle de l’Angleterre dans l’Inde. Il va sans dire qu’il n’y avait rien de pareil en Égypte avant la création du nizam. L’organisation d’une armée nationale fut donc un service rendu au pays, par Méhémet-Ali, une œuvre de sage politique qu’il faut constater, tout en déplorant la violence des moyens employés pour l’accomplir.

La preuve que la création du nizam a été très méritoire, c’est qu’Abbas-Pacha, ce prince ombrageux, fanatique et cruel, qui, s’il eût vécu, aurait rouvert les portes de l’Égypte à l’ancienne barbarie orientale, n’avait rien eu de plus pressé, après son avènement, que de s’entourer de soldats étrangers. C’étaient des Albanais pour la plupart, milice sans entrailles, agissant dans les domaines du souverain