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et de leurs transformations successives. Les langues que parlèrent nos aïeux ayant été le premier produit de nos facultés, l’histoire de leur naissance, s’il est possible d’en retrouver les traces, nous donnera des indications lumineuses sur cet âge de spontanéité, sur cette période naïvement féconde, instinctivement créatrice, pendant laquelle tant d’autres choses ont été mises au jour. M. Guillaume de Humboldt, dans son Introduction à la langue kawi[1], introduction qui est tout un livre et qui n’a pas été inutile aux rapides progrès de la philologie comparée, avait fait le premier cette distinction fondamentale de la période d’instinct et de la période de réflexion en matière de linguistique. M. Renan s’est inspiré plusieurs fois des idées de M. Guillaume de Humboldt ; il leur a donné une forme plus claire, plus précise, et surtout il a eu le mérite de les appliquer à l’histoire des religions. Or, si dégagé des habitudes de la pensée moderne et instruit par l’histoire des langues primitives, un esprit fin, pénétrant, habitué aux délicates analyses, se reporte à l’époque où l’instinct n’avait pas encore fait place à la réflexion, il comprend ou du moins il devine sans peine tout ce qu’il y avait d’énergie créatrice dans ces facultés primordiales de notre être. À peine entré dans la vie, attaché encore pour ainsi dire au sein maternel de la nature, l’homme sent, il parle, il adore, et ses sentimens, ses paroles, son adoration sont autant de créations merveilleuses. Les langues, comme les religions, sont des symboles créés par les instincts du genre humain. Les langues se déforment, se décomposent, et donnent naissance à de nouvelles langues, à des langues de seconde formation. Depuis que la réflexion a remplacé l’instinct, a-t-on jamais vu naître une seule langue de formation première ? A-t-on vu une seule famille d’hommes produire une langue qui ne fût pas composée d’élémens antérieurs ? Non, cette puissance n’a été donnée qu’aux instincts primitifs de l’homme. Il en a été de même, selon M. Renan, pour les symboles religieux. Toutes les religions assurément ne remontent pas aux origines du monde, mais les élémens dont toutes les religions se composent ont été fournis une première fois au genre humain dans cette période de spontanéité où s’épanouissaient naïvement les puissances de notre âme. Cette force de création religieuse existe encore chez les âmes simples, dans les classes où l’instinct domine, chez les peuples plus rapprochés de la nature et moins façonnés à la réflexion ; c’est de la que sortent ces légendes par lesquelles est transfigurée l’histoire, légendes guerrières

  1. Le kawi est une langue née dans l’Ile de Java, et qui présente des rapports manifestes avec le sanskrit, Ce n’est pas une langue inculte et populaire comme les autres idiomes polynésiens, c’est une langue poétique et savante. M. Guillaume de Humboldt s’était attaché avec ardeur à l’étude du kawi, croyant y découvrir le point de jonction entre les langues de la Polynésie et les idiomes de l’Inde.