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voyons déjà ces choses à distance, le mouvement littéraire qu’ils ont servi d’une manière si brillante se rattache à Hegel, sans qu’ils se » soient rendu compte eux-mêmes de cette filiation de leurs idées. Uni exemple célèbre expliquera ma pensée. Un grand naturaliste genevois qui a longtemps appartenu à notre pays, M. de Candolle, établit en 1813 une loi de l’organisation végétale qui avait été démontrée par Goethe en 1790. M. de Candolle connaissait-il l’ouvrage de Goethe sur la métamorphose des plantes ? Non, cela est certain. Il était arrivé de son côté, par sa méthode, par des observations originales, au même résultat que le poète de Weimar ; mais saura-t-on jamais, M. de Candolle savait-il lui-même, si un mot, une phrase, une idée vaguement jetée dans un livre ou dans une conversation n’avait pas éveillé chez lui le désir des recherches qu’il accomplit ? Les idées font vite leur chemin dans une société aussi active que la nôtre ; il y a des transmissions qui s’opèrent on ne sait comment, et dont les agens même ne se doutent pas. On dirait cette poussière invisible qui s’envole sur l’aile des vents, et qui va, d’un pays à un autre, féconder une plante ou un arbre. Je ne conteste donc pas la puissance inventive de ceux qui transformaient chez nous, il y a trente ans, le sentiment du passé et fondaient la grande critique. Nous devons le dire néanmoins : nos maîtres, qu’ils l’aient su ou non, obéissaient à un courant d’idées dont la source, avait jailli en Allemagne. La meilleure part de leur gloire, c’est le changement qu’ils ont fait subir, d’une manière spontanée et vraiment originale, à ces doctrines qu’une inspiration inconnue leur apportait. Hegel, après avoir introduit le mouvement dans l’histoire, avait fini par détruire la liberté de l’individu. Chez M. Guizot comme chez M. Cousin, chez M. Villemain comme chez M. Augustin Thierry, l’idée du développement continu des siècles apparaît sous maintes formes : mais ce n’est plus un acteur unique, comme chez Hegel, qui accomplit le drame du monde, ce n’est plus l’esprit absolu de la logique hégélienne qui remplit de ses aventures le développement des âges ; l’homme est là avec son droit d’agir et sa responsabilité morale. Nous avons gagné le sentiment de cet être collectif appelé l’humanité, nous n’avons pas perdu la conscience de l’homme individuel.

Ces rectifications de la pensée allemande par les écrivains de la France étaient toutes spontanées ; celles de M. Renan sont volontaires et réfléchies. Avant lui, la science française du XIXe siècle s’était surtout occupée de l’histoire des systèmes philosophiques, des institutions sociales et des écoles littéraires ; l’histoire des religions était restée dans l’ombre. M. Renan a étudié avec une curiosité avide toutes les parties de ce grand travail. « Quel moment, s’écrie-t-il, dans l’histoire de l’esprit humain que celui où Kant, Fichte, Herder, étaient chrétiens, où Klopstock traçait l’idéal du Christ moderne,