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moins exercé aux subtiles et profondes analyses, l’esprit français a plus d’étendue parce qu’il comprend mieux la réalité. Il a beau s’attacher à une idée abstraite, à une idée dominante et maîtresse : cette idée ne l’absorbe pas tellement qu’il n’aperçoive d’une vue claire des idées corrélatives ou opposées. Il sait que l’unité absolue n’existe pas dans les choses de ce monde et que la vérité accessible à l’homme réside presque toujours dans l’harmonie des contraires. Les systèmes excessifs où un principe unique est développé à outrance n’ont jamais réussi dans la patrie de Descartes. Nous ne séparons pas la psychologie de la métaphysique ; l’observation des choses réelles nous soutient dans la contemplation de l’invisible. Aussi, lorsque l’Allemagne a produit quelque système où un principe vrai, mais, exclusif, est développé au détriment d’autres vérités non moins certaines, si un penseur éminent de notre France cherche à s’approprier ce système, il le corrige, il le redresse, pour ainsi dire, sans efforts, et par cela seul qu’il veut le traduire à des intelligences françaises.

Notre histoire littéraire, depuis cinquante ans, confirme ce principe par d’éclatans exemples. Hegel, qui est à coup sûr un des plus puissans esprits du XIXe siècle, a fini par aboutir à un effrayant nihilisme, et la dernière école qui s’est autorisée de son nom n’a que trop bien mis à nu le danger de sa dialectique. Chez nous, l’inspiration du philosophe de Berlin a produit ce qu’il y a peut-être de plus beau dans le mouvement intellectuel de notre âge. Cette histoire philosophique de l’esprit humain, notre meilleur titre devant l’avenir, l’histoire des systèmes, l’histoire des littératures, l’histoire des arts, tout cela nous a été suggéré par Hegel. Dans l’exposition grandiose de sa logique, dans ses étonnantes leçons sur la religion, sur le droit, sur l’esthétique, sur l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire, Hegel a établi avec une autorité souveraine la loi du mouvement continu. Seulement ce mouvement était fatal, la liberté y disparaissait, et le monde n’était plus que le théâtre où l’esprit infini, sous la figure des humains, c’est-à-dire sous des formes sans cesse brisées et renouvelées sans cesse, accomplissait son éternel labeur. Qu’a fait le génie de la France ? Il s’est emparé de ces doctrines de Hegel et les a corrigées en se les appropriant ; il a pris l’idée du mouvement et il a sauvé l’idée de la liberté humaine. Si l’on veut retrouver l’inspiration première des plus beaux travaux historiques de la restauration et de la période qui a suivi, il est impossible de ne pas remonter jusqu’à Hegel ; mais il est impossible aussi de ne pas remarquer combien les fautes de Hegel sont effacées chez les maîtres qui transformaient ses, doctrines à notre usage.

Je ne prétends pas nier (à Dieu ne plaise !) l’originalité des maîtres qui ont renouvelé en France les études historiques. Pour nous, qui