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est de mauvais goût en France de s’occuper de questions religieuses, et cette religion impossible, ces études qui ne sauraient le satisfaire et que le bon goût condamne, il ne peut en détacher son intelligence. Non, je ne me trompais pas ; M. Renan ne possède point cette force de négation et de dédain qu’on serait tenté de lui attribuer d’après quelques-uns de ses écrits. Lorsque Goethe rencontrait une croix dans la campagne, il en détournait ses regards comme on les détourne d’une funèbre image. Voilà le type de cette impassibilité, ou, si l’on veut, de cet esprit critique où M. Renan voit l’idéal de la science. Tout autre est l’auteur des Études d’histoire religieuse. De quelque sujet qu’il s’occupe, qu’il commente les travaux d’Averrhoès ou les travaux des lettrés syriens au XIIe siècle, qu’il écrive une fantaisie philosophique sur l’exposition universelle de l’industrie, ou qu’il trace l’histoire des langues sémitiques, la croix l’attire, si je puis ainsi parler, et toute question, histoire ou philologie, choses passées ou présentes, se transforme aussitôt pour lui en une question religieuse.

La passion religieuse unie à la passion du savoir, l’esprit destructeur de la critique dans une âme altérée de l’infini, un grave tourment intérieur, subi longtemps, surmonté peut-être aujourd’hui, ou du moins dissimulé avec grâce sous le voile d’une ironie décente, tels sont les traits distinctifs de M. Ernest Renan. Dans un temps où la vie de l’âme ne joue qu’un rôle médiocre, il faut une confiance courageuse pour exposer ainsi aux regards de tous le secret travail de sa conscience. À quelles sottes méprises, à quels jugemens grossiers n’expose-t-on pas ce qu’il y a en nous de plus intime et de plus cher ! Je sais plus d’une âme occupée aussi de cette œuvre intérieure, mais qui ne s’y livre qu’en silence. M. Renan est soutenu dans sa tâche par l’exemple de cette science germanique à laquelle l’ont initié maintes affinités naturelles, et dont il est parmi nous le plus ingénieux interprète. Il est soutenu surtout par la souplesse de son talent. On voit qu’il prend plaisir à se jouer au milieu des difficultés. C’est un artiste, un virtuose ; il connaît toutes les notes de ce clavier si sonore et si riche qu’on appelle la conscience religieuse. Il y a une quinzaine d’années, un écrivain dont le souvenir me revient naturellement à l’esprit à propos de M. Ernest Renan s’était signalé aussi à ses débuts par des méditations neuves et fortes sur l’histoire des idées religieuses : je parle de M. Adolphe Lèbre, enlevé si jeune à la philosophie[1]. M. Lèbre était un protestant de nos Cévennes du midi, qui, transplanté dès son enfance dans la cité de Calvin, avait achevé

  1. Voyez dans la Revue les belles études de M. Lèbre : Du Génie des Religions (15 avril 1842) ; des Études égyptiennes en France (15 juillet 1843) ; de la Crise de la philosophie allemande (1er janvier 1843) ; Tendances nouvelles en Russie et en Pologne (15 décembre 1843).