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sultans l’ont compris et en ont cherché en vain le remède, que ce mal est plutôt social que politique, qu’il a sa source dans la constitution même de la société musulmane, dans son histoire, dans son orgueil de conquérant, dans son islam, dans son mépris pour la science ; qu’il faudrait réformer l’esprit, les mœurs, la famille, et tout refondre : eh bien ! on refondra tout. — En parlant ainsi, on n’oublie qu’une chose : l’histoire tout entière du genre humain. Il n’y a point d’exemple d’une nation en pleine décadence morale et politique qui se soit relevée sans subir l’épreuve et l’expiation de la conquête. Il a fallu mille ans à l’Europe occidentale pour renaître de la corruption de l’empire romain, encore portait-elle en son sein un germe de résurrection dans le christianisme, qui s’était formé dans cette pourriture même. Rien de semblable chez les musulmans ; au contraire tout ce qui a vie leur est étranger et paraît leur être odieux. Ils laissent l’agriculture, l’industrie, le commerce, la science à ceux qu’ils méprisent et qu’ils oppriment, comme pour faciliter leur propre anéantissement. Leur population a diminué depuis trois siècles à tel point qu’après avoir été relativement à la population chrétienne dans le rapport de quatre à un elle est aujourd’hui dans le rapport d’un à quatre. Ce fait seul décide la question. Pour que la barbarie puisse s’assouplir aux nécessités de la vie et se marier à une civilisation plus féconde, il faut qu’elle soit jeune et vigoureuse. La Turquie est-elle bien dans ces conditions ? D’autres peuples de l’Asie ont pu languir plus longtemps dans leurs usages immobiles ; mais ce temps est passé même pour eux : la Chine, l’Inde sont entamées par l’Europe, et il faut bien qu’elles s’ouvrent non-seulement au commerce, mais à des idées nouvelles. Toutefois ces pays lointains ont le temps pour eux, leur nombreuse population prouve une civilisation plutôt stationnaire qu’en décadence ; ils peuvent donc encore, par une lente fermentation, se transformer et recevoir l’esprit de l’Europe ; mais la Turquie, plus éteinte, a en outre le malheur d’être en contact immédiat avec la société européenne, d’être solidaire de ses mouvemens, de ses besoins, de ses rivalités. Une réforme efficace y fût-elle possible avec le temps, que l’Europe ne pourrait pas l’attendre. C’est aujourd’hui même qu’il faut un poids dans ce plateau de la balance ; à la prochaine secousse, il sera trop tard pour l’y mettre.

On a dit qu’il faudrait un Pierre le Grand pour réformer la Turquie. Aucune comparaison n’est plus propre à démontrer les difficultés, l’impossibilité peut-être de cette réforme. Pierre n’opérait pas sur un peuple déchu, mais sur un peuple fortement trempé, qui grandissait de lui-même sans le savoir, et dont la résistance ne procédait que de la force de ses anciennes mœurs et de la conscience de sa destinée mal comprise. Il n’avait pas à concilier deux nationalités hostiles ; la Russie était l’une des nations les plus homogènes de l’Europe, et, tourmentée par la main de fer de son maître, elle ne se sentait pas humiliée du moins, tandis qu’au contraire chez les Turcs la réforme consiste, précisément à mettre une race dominatrice au niveau de ceux qu’elle considère comme des sujets qui ne vivent que par sa grâce, et à la dégrader à ses propres yeux. En Russie, la réforme n’était pas tout à fait une nouveauté ; Ivan III avait déjà introduit des étrangers avec leurs industries et leurs sciences ; ses, successeurs avaient essayé des perfectionnemens