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se trouvait un certain Elkanah Settle, — nom ridicule encore aujourd’hui, — qu’un hasard fâcheux mit sous la main de Rochester. Deux ans auparavant, la première tragédie de cet imbécile avait eu jusqu’à six représentations de suite, faveur notable à cette époque où un public moins nombreux réclamait des affiches plus variées. En 1673, l’heureux débutant allait faire jouer sa seconde pièce, — l’Impératrice du Maroc, ni plus ni moins. — Rien ne pouvait être plus sensible à Dryden que la réussite de ce second ouvrage, qui lui créerait définitivement un compétiteur, un rival. Rochester, afin de le mortifier, se chargea d’organiser un succès monstre, et obtint en effet pour l’ébauche informe de Settle un triomphe tel que n’en eurent jamais les plus grands chefs-d’œuvre de la scène anglaise. Non-seulement l’Impératrice du Maroc fut représentée pendant un mois, tous les jours, devant une salle comble, mais à deux reprises différentes, à White-Hall, la cour et la haute aristocratie, complices des rancunes de Rochester, la couvrirent d’applaudissemens. Grands seigneurs et grandes dames s’étaient disputé les rôles. Le roi donna le signal des bravos. Jamais Dryden ne s’était trouvé à pareille fête. La pièce eut aussitôt les honneurs de l’impression, et pour la première fois les libraires enthousiasmés crurent pouvoir orner de gravures (fort mauvaises à la vérité) un chef-d’œuvre non encore consacré par le temps[1]. Circonstance étrange et caractéristique, lord Mulgrave, — soit que le succès l’éblouît, soit qu’il agît ainsi par pure politique, — voulut disputer à Rochester l’honneur de rimer le prologue d’usage pour la représentation à la cour. La pièce étant jouée deux fois à White-Hall, on put, sans accuser aucune préférence, concilier ces prétentions rivales. Elkanah Settle les eut donc tous les deux pour panégyristes, et une des plus belles femmes de la cour, lady Elisabeth Howard, se chargea de faire goûter à l’auditoire royal les complimens décernés à l’émule de Dryden, lequel, pour surcroît de déboires, voyait aussi se tourner contre lui jusqu’aux membres de sa nouvelle famille. Il put croire un moment que le laurier officiel allait tomber de son front en même temps que la couronne poétique, car on lut sur le titre de la pièce imprimée, après le nom glorieux d’Elkanah Settle, la qualification, nécessairement autorisée, de serviteur de sa majesté. Nous gagerions que Rochester était pour quelque chose dans ce raffinement d’amertume, et nous le retrouvons encore dans une préface arrogante par laquelle le nouvel astre poétique sommait expressément Dryden de renoncer à une domination « usurpée et tyrannique. »

  1. Walter Scott décrit cette brochure, devenue presque introuvable, qu’il possédait cependant, et dont il fit hommage à John Kemble, grand collecteur de raretés dramatiques. — Voyez the Life of John Dryden dans les Miscellaneous Works.