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un bataillon de bouteilles et de nombreux bols de punch. La sobriété n’était point en honneur dans cette société, qui tenait en suspicion les plaisirs les plus inoffensifs. Boire était presque la seule distraction qui fût laissée aux gens bien élevés, et ils ne s’en faisaient pas faute, les magistrats surtout, qui se signalaient volontiers par des exploits pantagruéliques. Ils étaient presque tous membres du club de l’Ante-manum, dont faisaient partie les plus forts buveurs d’Edimbourg, et leurs soupers duraient souvent jusqu’au matin. Lord Cockburn rapporte d’eux mille histoires à couvrir de confusion ce siècle de têtes faibles et d’estomacs délabrés. Il nous peint le désespoir comique de lord Hermand, lorsqu’un jeune homme reculait devant un verre de vin. « Où allons-nous ? s’écriait le vénérable magistrat. Vais-je donc demeurer seul sur la terre à boire du bordeaux ? » Parvenu après de quatre-vingts ans sans avoir jamais été malade, lord Hermand prétendait n’avoir jamais été plus matinal et plus calme qu’après boire. Il lui arrivait parfois de ne sortir du club que pour aller à l’audience, et à lui voir l’esprit clair et la parole nette, on n’eût jamais deviné d’où il venait. Il se déclarait sûr de convertir le pape, si le saint père voulait seulement souper avec lui. Boire était à ses yeux une qualité et même une recommandation morale ; il avait une compassion sincère pour ceux qui ne pouvaient pas porter le vin, et un profond mépris pour les gens qui, pouvant boire, s’en abstenaient. Deux jeunes gens, après avoir passé la nuit à boire du punch, s’étaient pris de querelle, et l’un des deux avait tué l’autre par un coup imprudent. Les juges ne condamnèrent le coupable qu’à un emprisonnement. Hermand, qui trouvait que ce crime jetait du discrédit sur les buveurs, opina de toutes ses forces pour une peine plus sévère. « La défense nous dit, criait-il en plein tribunal, — on sait qu’en Angleterre les juges opinent à voix haute, — la défense nous dit qu’il n’y a point eu d’intention criminelle, parce que le prévenu était sous l’influence de la boisson. Eh quoi ! il avait bu, il était ivre, et pourtant il a tué l’homme qui avait bu avec lui ! Ils s’étaient réjouis ensemble toute la nuit, et cependant il a pu le frapper, après avoir vidé avec lui une pleine bouteille de rhum ! Grand Dieu ! milords, s’il peut agir ainsi étant ivre, de quoi n’est-il pas capable à jeun ! »

Mais lord Hermand et tous ses collègues cédaient la palme à lord Newton, qu’on avait surnommé le puissant. Plein de lumière et de sagesse, droit, bienfaisant, généreux, fidèle à ses amis et à ses principes, il voyait toutes ses bonnes qualités effacées par l’admiration que ses libations inspiraient à la foule. C’était un homme digne de trinquer avec les héros Scandinaves. Seulement il buvait sans bruit et presque silencieusement, étant d’avis qu’une conversation