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sort leur donnerait. Alors avait lieu, dans le même ordre, le défilé des hommes, et chacun choisissait sa place à mesure qu’il entrait. Il n’était pas permis de boire du vin sans porter la santé de quelqu’un, et ce n’était pas une petite affaire. Le vin n’était presque jamais mis sur la table s il fallait le demander aux domestiques en nommant à voix haute la personne qu’on invitait à boire avec soi. Tout cela demandait un peu de préparation et de courage. Aussi les gens timides se bornaient-ils à boire quand ils y étaient conviés. Il est vrai que le maître de la maison ou le personnage le plus important de la compagnie avait en général l’attention de boire successivement à la santé de toutes les personnes présentes. Quand il ne se sentait pas de force à remplir cette tâche, il procédait par pelotons, désignant à la fois un couple de dames, ou deux dames et deux hommes. Les personnes ainsi nommées étaient obligées de remercier, et non point par un signe de tête ou un geste, mais en regardant en face qui les conviait, et en articulant distinctement les mots : « à votre bonne santé, » avec une respectueuse inclination de tête, la main amicalement posée sur le cœur, et un sourire de reconnaissance. Au dessert, il fallait que chaque convive, à son tour, portât la santé de toutes les personnes présentes, l’une après l’autre. Il se buvait donc quatre-vingt-dix santés à la fin d’un dîner de dix couverts ; mais ce n’était là que le commencement du supplice. Venaient les toasts : les hommes étaient obligés de nommer une dame absente, et les dames un homme ; ou bien un convive nommait une dame, et un autre l’appariait avec un homme, puis la santé du couple était bue avec force allusions à la réunion des deux noms. C’était ensuite le tour des sentimens, cérémonie redoutable pour les femmes et les gens timides. Chaque convive, après avoir fait remplir les verres, devait articuler à haute et intelligible voix une sentence de morale ou de galanterie, ou quelque maxime appropriée à la circonstance. Personne ne pouvait s’exempter de cette tâche, ni les vieillards, ni les femmes, ni même les jeunes filles, et plus d’un convive, quand arrivait le moment fatal et que son nom était prononcé, sentait la sueur inonder tout son corps et la rougeur lui monter au visage : ses tortures n’étaient qu’un plaisir de plus pour ses voisins.

Ces dîners formidables, avec leur accompagnement de santés, de toasts et de sentimens, ne dispensaient pas du souper, qui était long et substantiel. Commencé à neuf heures, il se prolongeait fort avant dans la nuit. Ces repas multipliés n’ont rien qui doive surprendre à une époque où les plus grands seigneurs quittaient volontiers leurs châteaux pour aller rencontrer à la taverne du village le plus proche les gentilshommes du voisinage, et vider avec eux