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voulu sacrifier aux mensonges de la couleur et se maintiennent dans un contour prudent. J’avais affaire à un artiste moins tourmenté que le précédent, car il s’appuyait sur une doctrine sévère, qui servait de point de ralliement aux gens graves en France. Mon portrait n’en alla guère plus vite : le contour dans sa rectitude exigeait des séances pénibles ; mais, quoique ce peintre n’eût pas les inquiétudes de l’homme voué à l’Orient, et que son extérieur rappelât celui d’un fonctionnaire officiel, les premiers symptômes qui m’avaient assailli jadis se renouvelèrent, et je sentis une nouvelle déperdition au moral. Rien ne se faisait remarquer en apparence ; je buvais, je mangeais comme d’habitude, mais il me semblait qu’un adroit voleur s’introduisait dans mon être, et cherchait à ouvrir toutes mes facultés avec un rossignol. Il en prenait une parcelle de côté et d’autre, refermait les portes en homme discret et s’enfuyait sourdement, me laissant sous le coup d’une stupéfaction profonde. Après trois ou quatre portraits qui ramenèrent le même phénomène sans me causer de souffrances vives, je revins dans ma petite ville, afin de me reposer et de chercher dans l’isolement si je n’avais pas été victime d’une illusion. Paris est une singulière ville, où les nerfs de chacun sont trop en jeu, et il suffit d’en respirer l’air pour être soumis à cette étrange influence ; mais ce fut ici que je pus constater les symptômes trop réels de ma maladie. Vivant à l’écart dans une quiétude parfaite en apparence, j’analysai les pertes morales que j’avais faites. Ce n’étaient ni la vue, ni l’odorat, ni l’ouïe, ni le toucher, ni le goût qui étaient affectés : je souffrais d’une sorte de diminution du principe vital ; mais je me gendarmai contre moi-même, et à force de volonté j’essayai de croire que j’étais le jouet d’une hallucination. Il faut renouveler l’expérience, me dis-je, afin d’être certain que le mal gît là et non ailleurs. Il sera toujours temps de consulter la science. Je retournai donc à Paris, où, pendant cinq ans, j’ai vécu dans les ateliers de peintres de second ordre. C’étaient des gens pleins de talent, de volonté, courageux travailleurs auxquels il manquait moins que rien pour devenir des hommes de génie. Leurs portraits ne me satisfaisaient pas entièrement, ils ne paraissaient pas me comprendre ; mais, quoiqu’ils ne descendissent pas au plus profond de mon être, ils s’emparaient toujours d’un peu de ma personnalité. À chaque toile nouvelle, je devenais plus timide, plus humble, plus léger à l’intérieur. Si vous avez chassé quelquefois, vous avez dû remarquer le singulier vol de l’oiseau dont l’aile a été touchée par un plomb perdu. Il continue à voler, il échappe au chasseur ; mais ses plumes, qui tombent en tournoyant, indiquent que si le chasseur n’a pas été plus heureux, c’est que l’oiseau était