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— Pourquoi un serment ? J’ai confiance en vous. De ma nature, je n’ai jamais été un homme joyeux ; tout enfant, j’étais porté à analyser mes pensées. Cette disposition d’esprit ne fit que s’accroître avec l’âge. Si je suis malade aujourd’hui, vous pouvez être certain d’entendre un malade intéressant, car tout ce que j’ai pensé jour par jour depuis que je suis dévoré par la peinture est inscrit là (il se toucha le front), comme si j’avais tenu un registre exact de mes sensations. Le premier peintre que je rencontrai sur ma route, celui de la danseuse, me livra ce tableau tel que je le lui avais commandé afin de conserver un souvenir de ma folle vie de jeunesse. D’abord ce portrait me plut ; j’en tolérai la vue pendant une quinzaine de jours ; à la fin du mois, il me fatiguait sans que j’en connusse la raison. Mon intelligence ne s’était pas encore réveillée au contact des belles œuvres, j’étais un ignorant, incapable de définir la différence du beau et du médiocre ; mais mon instinct se révoltait contre cette peinture creuse et facile qui ne se sauvait par aucun détail. Comme ce portrait ne me plaisait pas, j’allai frapper à la porte d’un autre peintre, puis d’un troisième, et ainsi jusqu’à dix, les dix que vous avez vus dans la première salle. Mon goût s’épurait lentement ; mais chaque peintre nouveau me donnait la clé de la pauvreté des portraits précédens, en prenant à plaisir d’en faire ressortir toute la médiocrité. Ces gens-là passent une bonne partie de leur temps à se dénigrer, et ils n’ont pas toujours tort. Leurs critiques envieuses m’ont beaucoup appris : comme les noms des grands maîtres revenaient souvent dans leur conversation, je finis par apprendre qu’il existait des Titien, des Rubens, des Van-Dyck, des Velasquez et des Holbein. J’allai souvent au Louvre en compagnie des peintres qui faisaient mon portrait, et j’y commençai une solide éducation, d’où vint mon mépris pour l’art appris à l’atelier, car jusqu’alors je n’avais eu affaire qu’à d’honnêtes gens qui étaient incapables de rompre les lisières de l’enseignement, et se livraient à la peinture je ne sais trop pourquoi. Telle est ma première phase uniforme, monotone et sans douleur. Les peintres que j’avais employés jusqu’alors ne souffraient pas, mais aussi ne me faisaient pas souffrir. Je regrette maintenant d’avoir gravi lentement l’échelle de l’art, car j’ai été soumis aux mêmes perturbations qui attendent l’homme dont la force et l’intelligence sont occupées à creuser les pénibles sentiers du beau.

— Je vous comprends maintenant, monsieur, m’écriai-je. Sans pratiquer l’état matériellement, vous avez épousé trop vivement les inquiétudes des pauvres gens qui courent après la réputation.

— Vous saisissez seulement un des côtés de la question, dit M. T… Oui, plus tard je me suis marié avec les peintres, et ce mariage