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— Quelle impression en avez-vous reçue ?

— Je ne sais trop.

— Rappelez-vous, cela m’intéresse beaucoup.

— Un ennui profond, si je me souviens bien, une inquiétude nerveuse, une fatigue générale, un affaissement sur le fauteuil où j’étais assis.

— Détails purement matériels, reprit M. T… Qu’éprouviez-vous au moral ?

— Rien. Toutes mes idées s’accordaient à plaindre mes membres d’être emprisonnés.

— Peut-être auriez-vous ressenti d’autres impressions, si vous aviez été exposé de nouveau aux regards plongeans d’un grand peintre… Je peux vous dire ce qui m’est arrivé : je suis un témoin vivant et infortuné de l’action trop souvent réitérée des pinceaux, qui ont exercé sur ma vie une si fatale influence. Regardez-moi attentivement, monsieur, et dites si je suis aujourd’hui le même homme qui se faisait peindre déclarant son amour à une danseuse ?

M. T… était allé se placer à côté du portrait dont il parlait.

— Plus jeune alors, n’est-il pas vrai ? plus gai, les yeux brillans ; je crois à la passion, la femme m’attire… Le système nerveux est en équilibre parfait ; je jouis de la vie, je me réveille en chantant, des rêves dorés ont traversé mon sommeil… Je ne voyais que cette femme dans l’univers entier ; je me serais fait peindre à ses genoux, car je rêvais d’y passer ma vie tout entière… Un jour, je fus trahi odieusement : cette femme me trompait avec son coiffeur, la basse créature ! Elle eût pris un amant dans la société des jeunes gens qui m’entouraient, j’aurais souffert cruellement, mais choisir un coiffeur ! Je la quittai le jour même, et je pris le parti de l’oublier en voyageant. Ne croyez pas, monsieur, que je vais vous fatiguer de mon amour ; il est bien passé, et je range les souffrances amoureuses avec les dissensions de famille. Ce n’est pas là que gît mon mal.

M. T… passa dans la seconde salle, et d’un regard m’engagea à le suivre.

— Ici commencent les premiers symptômes, s’écria-t-il en regardant avec une certaine angoisse les portraits qui entouraient la chambre. Vous ne me comprenez pas, et je vous parais singulier, avouez-le…

Je fis un signe négatif.

— Que m’importe ? reprit M. T… ; vous êtes étranger, vous partez bientôt, et j’espère qu’après m’avoir écouté, vous aurez la loyauté de ne rien révéler de ma maladie à personne de la ville.

— Je vous jure, monsieur…