Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tête est profonde ; elle a beaucoup souffert, elle souffre encore. Une larme du sang de rédemption est prête à tomber de l’œil… » Et il ajoutait naïvement : « Le pli de la manche est inappréciable. »

À trois heures du matin, je sortis de la maison du vieillard, enchanté de mon expédition. La timidité de M. T… m’était révélée par cette menace d’interdiction qui planait sur sa tête. Un homme a commis un crime avec des complices, qui plus tard veulent le dénoncer. Il peut espérer faire taire ses complices à force d’argent, essayer de s’en débarrasser ; mais l’imprimerie est le plus redoutable des complices. La moindre feuille de papier sortant de la presse couverte de caractères noirs ne peut pas disparaître. Il se trouve toujours quelqu’un qui la possède, quand même elle n’existerait plus au dépôt légal. Le sage qui recommandait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant d’émettre son opinion n’eût pas manqué de passer sept jours et sept nuits avant de confier sa pensée à la presse. Quoique M. T… trouvât sa brochure pleine de raison, en ce sens qu’elle répondait à ses sentimens personnels, néanmoins il jugea prudent de détruire le restant des exemplaires, afin que l’opinion publique ne vulgarisât pas les sentimens de ses propres parens. Possesseur d’une fortune considérable, il savait combien elle tentait ceux qui l’entouraient, et en même temps qu’il voulait conserver le libre maniement de ses revenus, il ne se souciait pas de passer comme atteint de démence auprès de ses compatriotes.

Pour moi, je ne jugeai pas l’interdiction possible malgré cette bizarre brochure. Certainement M. T… avait une fuite à un certain endroit du cerveau, surtout en ce qui touchait aux beaux-arts et à la vanité attachée à sa personnalité ; mais combien ne rencontre-t-on pas d’hommes sérieux, accomplissant régulièrement tous les devoirs de la société, qui s’enflamment pour quelques projets étranges, et semblent, par leurs illusions, échappés des Petites-Maisons ! Pour M. T…, il s’agissait de démontrer, au cas où ses parens provoqueraient une enquête, qu’il ne jetait pas dans sa collection plus que ses revenus ne le lui permettaient.

Ce fut après avoir réfléchi à ces questions complexes que je fus pris d’un vif sentiment de pitié pour M. T…, dont la tristesse, les façons inquiètes, le parler sans audace, étaient expliqués par la lutte sordide des intérêts qui s’agitaient autour de lui. Combien sont poignantes ces souffrances dans une petite ville de province, où les moindres actions sont analysées par de trop habiles chimistes ! La famille de M. T… avait de hautes relations dans le pays, et pouvait disposer de nombreuses influences. M. T… vivait à l’écart, ne voyait pas le monde : autant de motifs d’accusation. Il parlait peu, riait moins encore, et concentrait ses pensées en lui-même ; il était facile