Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voilés semblaient plutôt relever de sommeil que regarder. Le teint était d’un aspect d’opale ; je ne saurais mieux le comparer, pour la transparence, qu’à une lampe de porcelaine éclairée par une veilleuse mourante sur la table de nuit d’un malade.

En regardant M. T…, l’idée d’une maladie lente plutôt que d’une convalescence venait à l’esprit : sa pose allongée sur le divan indiquait quelque rouage détendu. Il y avait dans sa personne de la jolie femme qui s’ennuie, de l’attitude d’un mystique brisé par l’extase, et de l’énervement d’une personne sensuelle. Je fus surtout frappé par un détail presque imperceptible, c’est-à-dire la courbure toute particulière du petit doigt des mains, remarquables par un allongement aristocratique. Dans la conversation surtout, ce petit doigt prenait une attitude insolite.

Ce sont là de misérables détails pour certaines personnes, mais j’en suis particulièrement frappé, et le plus souvent l’ensemble d’une physionomie ne m’apprend rien, tandis que je suis mis sur la trace d’un caractère par un trait presque insaisissable. Contrairement à la majorité des hommes qui font subir mille évolutions diverses à leurs mains pendant la conversation, M. T… employait rarement ce moyen subtil ; seulement son petit doigt prenait des courbes singulières de bec d’aigle, tandis que les autres doigts, moins mobiles, semblaient considérer ce petit confrère avec admiration. Le violoniste adroit qui a réussi, par une gymnastique particulière, à allonger considérablement son petit doigt sur la chanterelle (spectacle toujours pénible comme celui de tout effort) peut donner une idée de la main nerveuse du jeune T… Les nombreuses personnes qui ont étudié les premiers principes du piano se rappelleront quels ennuis et quelles larmes leur a coûtés dans la jeunesse le jeu particulier d’un seul doigt pendant que les autres sont condamnés à une inaction forcée sur les touches d’ivoire. En nous donnant une précieuse mobilité dans cette partie du corps, la nature a fait qu’une certaine concordance résulte du mouvement varié de la main ; il y a complète harmonie dans le jeu des doigts. Au contraire, chez M. T…, le petit doigt était en discorde avec ses camarades. Il avait des évolutions de serpent, et se livrait à de telles courbures qu’un courtisan qui salue un empereur n’arrive pas à se contorsionner davantage l’épine dorsale. Je fus d’autant plus frappé de cette singulière manière d’être, que, tout en causant avec le jeune T…, pour bien m’assurer que je ne trouvais pas extraordinaire une chose ordinaire, j’essayai de l’imiter, et je m’appliquai à faire agir mon petit doigt de la même sorte ; mais je ne réussis qu’à me donner des crispations qui de la main se répandirent par tout mon corps, et je fus certain alors, par analogie, qu’il y avait chez M. T… une