Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/813

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notion de la beauté soit obscurcie dans le plus grand nombre des esprits. Si cette notion avait gardé sa splendeur, les paroles que je viens de rappeler, qui se disaient hier, qui se diront demain, seraient traitées comme un blasphème. Malheureusement personne ne s’indigne, et c’est à peine si quelques-uns s’étonnent. La passion des statuaires et de la foule pour la réalité est si profonde, que toutes les objections demeurent impuissantes, si elles invoquent les lois du goût. « Ce que vous blâmez, je l’ai vu ; ce qui vous paraît singulier, je peux vous le montrer : » c’est avec de telles réponses que les sculpteurs défient tous les reproches. Et le moyen de leur en vouloir ? Ils ont entendu parler de la Grèce ; seulement, pour en médire tout à leur aise, ils ont eu soin de ne pas l’étudier. Ce qui manquait aux sculpteurs de l’empire, ils le possèdent, ils l’ont devant les yeux ; mais pour conserver ce qu’ils appellent fièrement l’indépendance, l’originalité de leur génie, ils ne veulent pas regarder les œuvres du passé. Les plus beaux modèles sont pour eux comme s’ils n’étaient pas, car il n’y a qu’un seul modèle à consulter, le modèle vivant. Le marbre n’a rien à leur enseigner. N’en savent-ils pas autant que leurs devanciers ? Aussi habiles, aussi laborieux, ils les dominent par le bon sens, par la clairvoyance, par la sagesse de leurs doctrines.

Ainsi, quelque route que nous prenions, nous arrivons toujours à la même conclusion. La maladie de notre temps, en ce qui touche les arts du dessin, est de confondre le réel avec le beau ; le choix est traité comme une condition secondaire ; chacun est libre de choisir, mais le choix n’est pas une nécessité. Je fais la part de la réaction : je comprends que les œuvres de l’empire aient excité la colère contre les traditions académiques, je comprends que les œuvres du règne suivant aient démontré le côté puéril du moyen âge ; cependant, cette part faite à la réaction, je suis obligé d’affirmer que les idées accréditées aujourd’hui ne sont pas plus vraies que les idées accréditées sous l’empire et sous la restauration. Au lieu de la raideur théâtrale, au lieu de la naïveté ignorante, enfantine, nous avons la réalité prosaïque. Est-ce un progrès ? Il est au moins permis d’en douter. Si l’empire et la restauration se trompaient, il y avait dans leur méprise même un témoignage de respect pour la condition suprême de l’art, pour l’idéal. Rome estimée à l’égal d’Athènes, la statue de Germanicus admirée comme le Thésée de Phidias, étaient sans doute pour le goût de graves offenses ; Notre-Dame de Paris et Notre-Dame de Reims, transformées en écoles de sculpture, n’étaient certes pas des hérésies sans danger : toutefois, en prenant pour guides l’art romain et l’art du moyen âge, l’empire et la restauration n’oubliaient pas que la mission de la sculpture est de s’élever au-dessus de l’imitation. Ces deux écoles, qui sont aujourd’hui dédaignées à bon