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n’y en a qu’un très petit nombre qui connaisse le modèle vivant. Comme nos mœurs dérobent au regard la forme du corps, bien des gens se prononcent à l’étourdie. Il n’y a donc pour la sculpture, abstraction faite de toute considération théorique, aucun avantage à supprimer l’idéal. Si elle croit, par cette élimination imprudente, se rendre populaire, elle tombe dans une grave méprise : elle s’amoindrit, elle renonce au caractère élevé qui lui appartient, et n’est pas jugée avec plus d’indulgence.

Le danger que je signale ne doit pas être imputé tout entier aux partisans de l’imitation. Des hommes très habiles, préparés par les études de leur jeunesse à la conception, à l’exécution de figures élégantes, harmonieuses, ont oublié le but vers lequel ils devaient marcher pour obtenir de faciles succès. Trouvant l’admiration une conquête trop laborieuse, ils ont cherché dans le maniement du ciseau un moyen de réveiller les sens engourdis des vieillards. Leur espérance n’a pas été déçue : les applaudissemens ne leur ont pas manqué ; la foule a déclaré excellentes les œuvres dont l’unique mérite était d’exciter le désir. La sculpture, une fois engagée dans cette voie, devait perdre sa grandeur, et l’événement n’a que trop bien justifié les craintes conçues par les amis de l’art antique. Le marbre, qui, au temps de Périclès, était chaste et pudique, est devenu lascif, libidineux. Comment la sculpture, acceptant un pareil rôle, aurait-elle pu demeurer fidèle aux lois de l’élégance et de l’harmonie ? Dès qu’elle se met au service, je ne dis pas des passions, mais des appétits, au lieu de supprimer les parties mesquines de la réalité, elle doit les conserver avec un soin scrupuleux pour atteindre plus sûrement le but qu’elle se propose. Tant qu’elle s’en tenait à l’expression des sentimens élevés, des passions généreuses, elle conciliait sans effort la nudité avec la chasteté. Depuis qu’elle s’attache à réveiller les sens engourdis, elle s’interdit la nudité comme un attrait insuffisant. La forme sans voile ne parle pas assez vivement à l’imagination du spectateur. Jupiter et Junon sur le mont Ida sont des images trop chastes pour émouvoir les esprits blasés. Une draperie disposée avec adresse excite la curiosité. M’accusera-t-on d’exagérer la vérité ? Mais je pourrais citer plus d’un sculpteur qui ne fait pas mystère des intentions que je signale, qui les avoue hautement, et s’applaudit de la résolution qu’il a prise.

Dans les meilleurs ouvrages de la sculpture païenne, la draperie n’excite pas la curiosité, mais explique la forme. Les figures qui ont obtenu de nos jours un succès populaire sont conçues tout autrement : il s’agit d’exciter le spectateur à deviner ce qu’il n’aperçoit pas. Or il est évident que la statuaire doit se proposer un but plus élevé. C’est Homère qui doit lui servir de guide, et non le chevalier