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et s’en abreuve : et je soupire, parce que cette vie n’est pas venue jusqu’à moi, parce que le soleil ne s’est pas levé sur la région des âmes, qu’elle est demeurée obscure et froide. Lorsque des flots de lumière et des torrens de feu inondent un autre monde, le mien reste noir et glacé. L’hiver l’enveloppe de ses frimas, comme d’un suaire éternel. Laissez pleurer ceux qui n’ont point de printemps. »

Le printemps qui lui manqua fut celui de la vie simple et de l’amour. Il concevait, par la pureté de son cœur, un idéal de tendresse et de bonté, tandis que la prodigieuse force de ses facultés spéculatives le portait vers les sommets les plus ardus de la réflexion. Les hommes habitués à vivre de la vie rationnelle éprouvent ainsi une sorte d’embarras mêlé de charme en présence de ce qui est humble et doux : l’aisance naïve des êtres simples les déconcerte. Dans le désert de cette vie solitaire que crée l’élévation de la pensée, ils mendieraient comme une faveur d’être acceptés d’un enfant. Une femme portant sur son sein un nouveau-né et s’y absorbant, la plus simple créature adorant Dieu par la joie et l’innocence leur paraît digne d’envie. Voilà ce que Lamennais cherchait dans ses rêves ; voilà la torture qui, en comprimant son cœur, en a tiré ces éloquens soupirs vers un idéal inconnu. Celui que Dieu a touché est toujours un être à part ; il est, quoi qu’il fasse, déplacé parmi les hommes ; on le reconnaît à un signe. Il n’a point de compagnon parmi ceux de son âge ; pour lui, les jeunes filles n’ont point de sourire. Lamennais était trop profondément prêtre pour jamais en perdre le caractère : il sortit d’ailleurs trop vieux du sacerdoce pour recommencer une vie complète. Il conserva l’austère tension de son premier état, et les vagues aspirations d’un cœur tendre jointes à un spiritualisme hautain. Sa riche et droite nature eût voulu toucher à la fois les deux pôles de la vie ; mais un invincible attrait, en le portant vers l’abstraction, creusait entre lui et la naïveté un abîme infini. C’est ce vide énorme qui fut son supplice, mais aussi qui fut sa noblesse. Peut-être, si sa destinée n’eût point exclu aussi absolument les conditions de la vie heureuse, nous apparaîtrait-il moins élevé et moins pur.

Sa mort fut de même couleur que sa vie, grande, altière, un peu surexcitée. Il se coucha dans son obstination, devenue raisonnée, et mourut dans sa colère. La fermeté contre des obsessions indiscrètes ne lui suffit pas ; il lui fallut la dureté. Une sépulture simple ne le contenta pas ; il lui fallut la fosse commune. Ici comme toujours, il dépassa l’effet pour l’avoir trop voulu. Ses funérailles offrirent un aspect étrange : le jour était triste et brumeux ; un petit nombre d’amis put le suivre entre deux haies de soldats. Tout se fit en silence et sans aucune prière. Au moment où la terre fut jetée, le fossoyeur, croyant tenir un mort vulgaire, demanda : « Il n’y a pas