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Je n’ignore point les énormes objections auxquelles peuvent prêter, si on les examine comme des ouvrages de politique et de philosophie rationnelle, les écrits singuliers dans lesquels Lamennais déchargea, vers l’époque où nous sommes arrivés, la passion qui le dévorait. Ces écrits doivent être pris comme des poèmes pleins de souffle et de vie, non comme des théories élaborées avec critique et réflexion. Le genre parabolique qu’il avait adopté exige une classification tranchée des hommes en bons et en méchans, en victimes et en bourreaux, qui n’est pas fondée dans la réalité. Le problème de l’organisation humaine n’est pas si simple qu’il le suppose : les rois sont excusables de ne pas l’avoir résolu. Les aristocrates ne sont pas tous des suppôts de Satan ; le plus souvent ils trouvent l’inégalité établie plutôt qu’ils ne la font. Une foule de maux nécessaires sont représentés par Lamennais comme la faute de tel ou tel. Cela, je le répète, serait choquant au plus haut degré dans un ouvrage de science sociale. Le mal dans le monde est fondu avec le bien d’une manière si intime, qu’il est impossible de les isoler l’un de l’autre, et que retrancher l’abus, ce serait enlever du même coup les conditions de la société. Mais l’art a besoin d’un énergique parti pris : pour exciter la haine du mal et l’amour du bien, il crée des types absolus qu’on chercherait vainement dans le spectacle du monde réel.

La démocratie extrême qu’embrassa Lamennais est considérée par plusieurs comme une sorte de précipice où, après avoir perdu la foi, et livré en quelque sorte aux furies, il se jeta de désespoir. Cette volte-face fut bien plus logique qu’on ne le suppose, et tenait profondément au tour de son esprit. Comme toutes les natures fières et originales, Lamennais éprouvait le besoin d’une liberté fort étendue. Dès 1814, nous le trouvons révolté des restrictions apportées à la liberté de la presse[1] ; je doute qu’alors il voulût sincèrement la liberté pour les autres ; mais il la voulait pour lui-même, et le seul moyen de l’avoir pour lui était de la revendiquer pour tous. Souvent d’ailleurs la politique ecclésiastique, non celle du haut clergé, qui a toujours été fort mondaine, mais celle des prêtres et celle des moines, a pris la forme d’un appel au peuple. Lamennais se rattachait en ligne droite à cette famille de moines démocrates de l’Italie, aux Savonarole, aux Jean de Vicence, à ces hardis franciscains attachés à la papauté tandis qu’elle favorisait leurs vues, et, quand elle cessait de les appuyer, alliés à ses plus implacables ennemis. Après la révolution de 1830, ce trait de l’esprit de Lamennais devient de plus en plus dominant. Son caractère susceptible et son imagination,

  1. Voir les fragmens de correspondance cités par M. Sainte-Beuve dans l’excellent article qu’il a consacré à Lamennais. [Revue des Deux Mondes du 1er février 1832 et Portraits contemporains, t. Ier.)>