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laissa dans sa culture générale des lacunes qu’il ne sut pas réparer : il ne fut jamais au courant de son temps ; ce qui germait à côté de lui fut sur lui presque sans influence. La discipline complète de l’esprit, fruit d’une gymnastique prolongée de toutes les facultés, suppose des contacts nombreux avec des ordres très divers d’activité intellectuelle ; elle n’est guère possible que dans les grands centres de mouvement littéraire et scientifique, comme sont les capitales, ou en Allemagne les villes d’universités. Lamennais ne dut rien à ces influences générales : son caractère de race, très profondément accentué, et son éducation ecclésiastique, la Bretagne et le séminaire, voilà ses origines, et, si j’ose le dire, toute son explication.

J’ai dit d’abord la Bretagne. Il en eut la sincérité, l’impétueuse droiture. La foi ardente des peuples bretons a cela de particulier, qu’elle ne repose sur aucun des motifs de crainte ou d’abaissement que renferme plus ou moins la superstition des peuples méridionaux : elle est le fait de natures loyales qui ont besoin de se dévouer à une cause. Or les causes auxquelles les âmes honnêtes se dévouent le plus volontiers sont toujours des causes désespérées. La secrète douceur de la foi est bien plus grande, appliquée au passé qu’à l’avenir. Il y a plus de mérite à aimer ce qui fut qu’à aimer ce qui sera. Le passé d’ailleurs est si poétique ! l’avenir l’est si peu ! Voilà pourquoi le Breton est essentiellement arriéré dans ses sympathies. Tous les Bretons qui sont arrivés de nos jours à faire entendre leur voix ont pour trait commun une singulière mauvaise humeur contre leur temps. Cela tient à ce vigoureux instinct de race qui leur inspire du dégoût pour tout ce qui déroge à la noblesse antique, dont notre âge parait avoir peu de souci ; mais cela tient surtout à ce fond chevaleresque et généreux qui les attache aux vaincus et leur fait de la fidélité une suprême loi. Ils aiment les choses vieilles et usées, parce qu’elles sont faibles, parce qu’on les abandonne, parce que la foule se porte vers d’autres dieux. Et c’est là le secret de leur force : au milieu de cette humanité légère qui rit, s’amuse et s’enrichit, ils conservent ce qui fait la force de l’homme et ce qui donne toujours à la longue la victoire, je veux dire la foi, le sérieux, l’antipathie pour ce qui est vulgaire, le mépris de la légèreté.

Le séminaire n’eut pas moins d’influence sur l’homme singulier que j’essaie en ce moment de caractériser. L’éducation ecclésiastique, qui a de graves inconvéniens quand il s’agit de former le citoyen et l’homme pratique, a d’excellens effets pour réveiller et développer l’originalité de l’esprit. L’enseignement de l’université, qui est certainement plus régulier, plus solide, plus discipliné, a l’inconvénient