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privilège dont la conservation lui fît prendre en patience la perte de tous les autres, celui de verser son sang sous l’épaulette ; mais que d’épreuves et de déboires attendaient, dans ses armées et dans les bureaux de ses ministres parvenus, les fils de ces seigneurs devant lesquels la royauté avait tremblé si longtemps ! Avant de commander, il fallut apprendre à obéir, et aucun nom, si grand qu’il fût, ne dispensa de deux années de service dans ces compagnies de mousquetaires, pépinière des officiers de l’armée. L’avancement fut soumis à des règles que la faveur la plus prononcée parvint rarement à fléchir, et que chacun respectait en les maudissant, parce que réclamer contre elles, c’était s’exposer aux plus vives irritations du monarque. L’ordre du tableau arrêta l’essor des carrières rapides ; « Au moyen de cette règle, dit avec indignation l’un des plus implacables ennemis de Louvois, il fut établi que, quel qu’on pût être, tout ce qui servait demeurait, quant aux grades, dans une égalité entière. De là tous les seigneurs dans la foule d’officiers de toute espèce, de là celle confusion que le roi désirait ; de là, peu à peu, cet oubli de tous, et dans tout, de toute différence personnelle et d’origine, pour ne plus exister que dans cet état de service militaire devenu populaire, tout entier sous la main du roi, beaucoup plus sous celle du ministre et même de ses commis[1]. »

Une telle colère n’est pas moins significative qu’éloquente. Si cette constitution militaire ne fondait pas encore l’égalité dans la nation, elle la fondait du moins dans l’armée, et l’égalité sous le drapeau conduisait à l’autre. Maîtresse de l’administration tout entière, depuis les ministères jusqu’aux intendances et aux tribunaux, la bourgeoisie côtoyait alors de trop près cette noblesse, de jour en jour plus soumise et plus appauvrie, pour ne pas la regarder bientôt du haut de son importance et de sa richesse toujours croissantes. Abaisser les sommets, c’était préparer le nivellement de la plaine, et jamais prince ne travailla avec une si persévérante ardeur à l’œuvre dont il était de sa destinée de passer pour l’ennemi mortel. Durant cinquante-quatre ans, à travers les vicissitudes les plus diverses, Louis XIV déploya une passion véritable pour imposer à toutes les classes de la nation l’habitude de l’égalité civile et pour centraliser la vie de la France dans les cartons ministériels. Il fut l’instrument, sinon le plus clairvoyant, du moins le plus actif de la grande transformation sociale, mêlée de tant de biens et de tant de maux, à laquelle rien n’aide autant à se résigner que l’étude de notre histoire. Celle-ci peut seule en effet placer la révolution française sous son jour véritable. Elle nous la montre sortant de nécessités presque

  1. Mémoires de Saint-Simon, t. XIII, p. 58.