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de Berzelius, M. Charles Gerhardt, y unissait avec éclat la précision de l’esprit français à l’ardeur créatrice de la science allemande. Dans tous ces graves domaines, philosophie, théologie, histoire, droit, science, l’Alsace a accompli la tâche que sa position lui assigne ; elle s’inspirait « le l’Allemagne et pensait à la France.

Il y a pourtant une exception à ce mouvement général : tandis que la philosophie et les lettres s’exerçaient à parler notre langue, la poésie continuait à se servir de l’ancien idiome du pays. Est-ce à dire que la poésie fût moins française d’inspiration que les sévères travaux de la pensée ? Non certes ; elle exprimait des sentimens tout français, mais elle aimait à les exprimer avec les accens du terroir. De là une situation fâcheuse pour les poètes de l’Alsace ; l’Allemagne ne pouvait guère sympathiser avec eux, et la France, dont ils étaient les enfans dévoués, ignorait jusqu’à leurs noms. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un poète honnête homme, un sage plein de douceur et de finesse, Conrad Pfeffel, avait écrit des fables, des apologues, où une morale excellente s’exprime sous une forme souvent ingénieuse. La vie de Conrad Pfeffel est singulièrement touchante ; si l’Alsace a produit des illustrations plus glorieuses, elle ne saurait citer un nom qui représente avec plus de grâce toutes ses qualités aimables. Pfeffel, jeune encore, avait perdu la vue ; il trouva un refuge dans la poésie et la pratique du bien. Un profond amour de l’humanité, la bonhomie, la finesse, une sorte de sagesse stoïcienne tempérée par la morale de l’Évangile, voilà ce qui distingue les apologues de Conrad Pfeffel, plutôt que l’imagination et la force ; mais l’originalité ne réside pas nécessairement dans l’éclat de la fantaisie et la vigueur de la pensée, elle résulte surtout de la sincérité du cœur, et rien de plus sincère que la poésie de Pfeffel. Malgré de si précieux titres, la destinée de ses œuvres n’a pas été heureuse. Apprécié d’abord au-delà du Rhin, adopté même parmi les écrivains qui servent à l’éducation de la jeunesse, le fabuliste alsacien a été peu à peu abandonné en Allemagne, à mesure qu’une littérature plus nationale triomphait de l’influence française. Ne doit-on pas expliquer ainsi le jugement si sévère et si dur que M. Cervinus a porté sur Pfeffel dans son Histoire de la Poésie allemande ? La France cependant ignorait ce poétique moraliste inspiré de son esprit, et il a fallu qu’un autre enfant de l’Alsace, un disciple de Pfeffel, M. Paul Lehr, traduisît en vers pour les lecteurs français les meilleurs apologues de son maître. La traduction de M. Paul Lehr, entreprise avec amour, exécutée avec un soin scrupuleux, ouvrira sans doute une nouvelle période à la littérature alsacienne ; ce sera du moins un signal, et les poètes à venir, si Pfeffel a des successeurs, confieront eux-mêmes à l’idiome de la France l’expression de leur pensée.

En attendant, voici un poète, le dernier poète allemand de l’Alsace, M. Auguste Lamey, qui vient de recueillir en deux volumes toutes les inspirations d’une longue carrière honorablement parcourue[1]. Je dis le dernier poète allemand de l’Alsace, car les sentimens qui animent ce pays sont décidément trop français pour que l’emploi d’une langue étrangère ne soit pas désormais une contradiction flagrante. Il n’en faut pas d’autre preuve que

  1. Gedichte, von Augus Lamey. Strasbourg, 1856, 2 vol.