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rattacher au célèbre chancelier, Hobbes, Locke et Newton, l’avaient désavoué ou peu suivi. C’est ici que trouvent à s’exercer l’érudition exacte et ingénieuse, la critique fine et pénétrante de M. de Rémusat. Sans contester tous ces faits, il explique les uns et réduit les autres à leur juste valeur. Il est très vrai que l’auteur du De Cive, quoique ami, disciple et secrétaire de Bacon, a très peu cité son maître ; mais cette ingratitude ne prouve rien. D’ailleurs Hobbes est avant tout un raisonneur, un esprit mathématique, un homme qui veut réduire la science des corps politiques, comme celle des corps naturels, à un calcul, à une computation. C’est se placer à l’antipode de l’esprit des méthodes inductives. Locke est un esprit plus observateur, et il tient beaucoup de Bacon, plus qu’il ne le croit et surtout plus qu’il ne le dit ; mais, tout occupé de l’esprit humain et de l’origine des idées, il paraît très loin de cette philosophie de la nature dont Bacon est le promoteur enthousiaste et comme le prophète inspiré. On peut, au premier abord, trouver assez étrange que Newton ait paru se renfermer, à l’égard de Bacon, dans le silence dédaigneux dont parle sir David Brewster, surtout quand on relit ces fameuses Regulae Philosophandi qui semblent calquées sur le Novum Organum ; mais d’abord Newton est un personnage solitaire et superbe, et puis un de ses contemporains et de ses émules, Huyghens, nous donne le mot de son silence dans ce mémorable passage où, tout en rendant justice à Bacon, il signale en deux traits les côtés faibles de ce brillant génie : « Bacon, dit-il, manquait d’invention et de mathématiques. » Certes voilà deux grands défauts, mais il n’en est pas moins vrai que l’influence de Bacon sur le mouvement des sciences en Angleterre est incontestable. C’est Bacon qui, dans son Institut de Salomon, a tracé le modèle de la Société Royale de Londres, et les trois hommes qui ont commencé la gloire de cette illustre société, Wallis, Hooke et Robert Boyle, ont reconnu en elle une fille du grand chancelier. « Notre grand Verulam, Verulam, le profond naturaliste, — our great Verulam, that profound naturalist, lord Verulam, » tel est le propre langage de Boyle, que sir David Brewster veut vainement rendre complice du silence de Newton. Et maintenant, si vous passez d’Angleterre en France, en Allemagne et en Italie, si vous songez que Descartes, si superbe, lui aussi, et si discret, déclare à Mersenne qu’après ce que Verulamius a écrit sur la méthode expérimentale, il n’a plus rien à dire, que Leibnitz le loue d’avoir, comme autrefois Socrate, rappelé la philosophie sur la terre, que Vico, dans la Scienza nuova, salue le grand philosophe politique Bacon de Verulam pour avoir enseigné aux Anglais la méthode et l’usage de l’induction ; si vous ajoutez à ces trois incomparables témoignages que les Essais de Bacon, imités de Montaigne et traduits dès 1619, l’avaient rendu presque populaire en France, à ce point que Balzac, Costar et Voiture lisent et vantent le De Augmentis, jusque-là même que l’Académie française, dans son jugement sur Corneille, s’appuie de l’autorité de Bacon, qu’elle appelle un des plus grands esprits du siècle ; si vous rassemblez tous ces faits et beaucoup d’autres recueillis par M. de Rémusat, vous reconnaîtrez là tous les signes d’une grande, universelle et heureuse influence.

Il ne peut donc pas être question de nier le génie et l’influence de Bacon, d’immoler Bacon à Descartes, et l’Angleterre à la France ; il s’agit de mettre chaque nom et chaque chose à sa place. Il y a divers degrés dans la gloire,