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dans la petite salle de Louvois la meilleure compagnie et formait une sorte de grand salon neutre, où les dilettanti des opinions les plus opposées se retrouvaient avec plaisir trois fois par semaine. Des cantatrices éminentes comme Mmes Pasta, Cinti (Mme Damoreau), Naldi, Mombelli, Mainvielle-Fodor, Sontag, des chanteurs tels que Garcia, Pellegrini, au goût si parfait, Galli, Zucchelli, Graziani et Levasseur, interprétaient véritablement les chefs-d’œuvre de Rossini dans leur nouveauté, sans rompre avec la tradition admirable de Mozart, de Cimarosa et de Paisiello, dont le Barbier de Séville a résisté toute une semaine à celui du puissant maestro du XIXe siècle. Oh ! les belles soirées que celles où l’on entendait la Gazza ladra par Mme Mainvielle-Fodor, par Galli et Pellegrini ; le Barbier de Séville, par Garcia, Pellegrini et Mlle Cinti ; le Nozze di Figaro, de Mozart, par Mme Mainvielle-Fodor dans le rôle de la comtesse et Mlle Naldi dans celui de Suzanne ! Comme elles disaient ensemble le duo inimitable Su l’aria, et comme Mme Mainvielle-Fodor chantait d’une manière exquise l’air si touchant et si suave Dove sono i bei momenti ! Jamais le Don Juan de Mozart n’a été rendu avec un ensemble plus parfait que par Garcia, Pellegrini, Mmes Sontag et Malibran dans les rôles de donna Anna et de Zerlina. Et la Nina de Paisiello, qui donc a su en exprimer le sentiment pathétique et la profonde mélancolie comme Mme Pasta, dont j’entends encore la voix sourde pousser ce lamentable soupir : il mio ben quando verra ! Je vous le dis en vérité, ce fut surtout la belle époque du Théâtre-Italien que les quinze années de la restauration, qui a produit les peintres, les poètes et les musiciens les plus délicieux de l’école française. C’est pendant cette période d’activité intellectuelle qu’on vit naître l’école de Choron en 1816, la Société des Concerts du Conservatoire, la Dame Blanche, la Muette, le Siège de Corinthe, le Comte Ory, Moïse, enfin Guillaume Tell !

Dans les brillantes soirées du théâtre Louvois, alors que Mme Pasta chantait et jouait d’une manière si remarquable le rôle de Tancredi, ou celui de Romeo dans l’opéra de Zingarelli, la salle, resplendissante de toilettes somptueuses, renfermait l’élite de la société européenne. J’ai vu le général Foy, de glorieuse mémoire, applaudir avec émotion le beau récitatif du premier acte de Tancredi : O patria, dolce e ingrata patria ! J’ai vu Mme de Duras, l’auteur spirituel et délicat d’Ourika, apporter dans sa loge, qui donnait sur le théâtre, une urne lacrymatoire en argent, et l’offrir publiquement à la grande tragédienne, après la scène du tombeau, au second acte de Romeo e Giulietta. Mme Pasta venait de chanter avec un sentiment profond le bel air de Crescentini :

Ombra adorata, aspetta,
Teco sarò indiviso.

Chateaubriand était dans la loge de Mme de Duras, et le public émerveillé, en applaudissant la cantatrice éminente, dirigeait ses regards sur l’auteur de René bien plus que sur celui du Génie du Christianisme. J’oubliais de nommer, parmi les artistes qui ont fait l’ornement du Théâtre-Italien à cette époque, une cantatrice de premier ordre, Mme Pisaroni, dont le style ample et puissant fut un dernier écho de la belle école du XVIIIe siècle. Mme Pisaroni en effet avait reçu des conseils du fameux sopraniste Pacchiarotti, qui lui dit un jour, après une leçon consacrée tout entière à étudier une phrase