Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/716

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce qu’on appelle la déclamation lyrique ? Que dirait-on d’un jeune homme qui aborderait la composition avant d’avoir étudié l’harmonie et le contre-point ? Je ne prétende pas soutenir qu’au Conservatoire de Paris, où l’enseignement de l’art, de chanter a été introduit par des Italiens ou des artistes qui s’étaient formés à leur école, tels que Mengozzi, Garat, Gérard, etc., il n’y ait encore aujourd’hui des professeurs distingués, imbus des bonnes traditions et sachant y diriger les élèves qui leur sont confiés ; mais l’instinct national l’emporte souvent sur le goût et le savoir du maître. On décerne le premier prix de chant à de pauvres diables sans voix, sans physique et sans méthode, parce qu’à un jour donné ils ont débité avec plus ou moins de bonheur une ou deux scènes d’un ouvrage contemporain. Point d’études sérieuses sur les différens styles qui se sont succédé dans l’histoire de la musique dramatique en France, depuis Lulli jusqu’à M. Auber, des notions vagues sur les grands maîtres qu’ont produits les pays étrangers, et aucune intelligence des révolutions de l’art, — ce sont là des lacunes qui frappent tous les bons juges dans l’enseignement du Conservatoire, qui aurait grand besoin, qu’une main vigoureuse en extirpât les abus, devenus intolérables.

Bordogni, qui pendant trente ans a dirigé sa classe avec un zèle qui ne s’est jamais démenti, a formé un très grand nombre d’artistes distingués, parmi lesquels, nous citerons seulement Mlle Cruvelli, et surtout Mme Damoreau, le charme et l’ornement de l’école française, dont l’heureuse influence se fait encore sentir sur nos théâtres. Dans le monde, où Bordogni était fort recherché pour son talent délicat et sûr, qui convenait si bien à la musique de concert, il a donné des conseils aux femmes les plus distinguées, qui goûtaient sa personne, autant que ses bonnes leçons. Tous les élèves de Bordogni, les artistes aussi bien que les amateurs, se faisaient remarquer par une vocalisation facile et de bon aloi, par un style fleuri et tempéré, qui était puisé dans la musique contemporaine, surtout dans les ouvrages de Rossini. Il ne fallait pas demander à cet excellent professeur de s’aventurer hors de la génération de brillans virtuoses, parmi lesquels il avait vécu. Bordogni était tout simplement un chanteur agréable de son temps, qui ignorait à peu près tout ce qui s’était fait dans l’art avant que son heureuse étoile, l’appelât à la vie. Bordogni a eu pourtant des velléités de composition, et, indépendamment des charmantes vocalises qui ont eu un si grand succès parmi les artistes, et les gens du monde, il s’était essayé à composer un opéra qui fut représenté sur le théâtre de Barcelone ; mais son astre en naissant ne l’avait pas créé poète, et son opéra a eu le destin de tous les opéras écrits par des ténors. Il est même douteux, que Bordogni ait trouvé, sans le secours d’une main étrangère, les accompagnemens de ses délicieuses vocalises. On y remarque un choix d’accords et de modulations qui ne devaient pas se rencontrer facilement sous les doigts de cet habile professeur de canto garbato.

Bordogni, qui ne pouvait suffire aux nombreuses leçons qu’il avait à donner chaque jour, s’était associé depuis quelques années un artiste fort distingué, M. Henri Panofka, qu’il se plaisait à initier aux traditions de son enseignement. M. Panofka, s’est d’abord fait connaître comme un habile violoniste. Ayant parcouru l’Europe en qualité de virtuose, M. Panofka a eu l’occasion d’entendre et d’apprécier le talent des chanteurs les plus célèbres.