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d’être refusé une fois, » mais il persistait, promettait largement, donnait encore davantage, argent, offices, belles terres. Donc, pour conclure, « encore fait Dieu grand’grâce à un prince, quand il sait le bien et le mal, et par espécial quand le bien précède (il veut dire quand le bien l’emporte sur le mal), comme au roy notre maistre dessus dit. » La « grand’grâce » de Dieu joue un singulier rôle ! Il est bon qu’en un prince le bien l’emporte sur le mal, mais il faut savoir faire l’un et l’autre : voilà au net la pensée un peu fuyante et enveloppée de Commynes. Machiavel l’a dit aussi, mais plus hautement, avec la conscience et l’audace de ce qu’il dit, en son dix-huitième chapitre du Prince : « Chacun sait bien, dit-il, combien il est louable pour un prince de garder sa parole, de se conduire loyalement et sans astuce ; néanmoins on voit par expérience que des princes de notre temps ont fait de grandes choses en tenant peu de compte de la bonne foi, et ont fini par l’emporter sur ceux qui s’appuyaient sur la loyauté. Il y a donc deux manières de lutter, et comme souvent la première ne suffit pas, il faut recourir à la seconde… Il faut avoir, conclut Machiavel, une âme disposée à tourner selon les vents et les variations de la fortune, et, comme je l’ai déjà dit, ne pas se départir du bien, si on le peut, mais savoir entrer dans le mal, si c’est nécessaire… Qu’un prince ait donc soin de se maintenir ; les moyens seront toujours jugés honorables, et chacun les louera, car le vulgaire est toujours pris par l’apparence et par le succès, et dans ce monde il n’y a que le vulgaire. » Voilà qui est bien frappé assurément : le rude Florentin se montre dans son effrayante perversité ; mais en quoi ce commentaire diffère-t-il des relâchemens timides de Commynes, si ce n’est par la clarté et l’impudente franchise ?

Il était nécessaire de mettre au jour ce côté faible de l’historien de Louis XI ; il est juste aussi d’ajouter quelques considérations qui, sans excuser des torts si graves, les expliquent. Il semble que jusqu’à présent ils aient peu choqué ses lecteurs, ou qu’on ne les ait pas aperçus ; ses critiques n’en parlent point. Sans doute « l’autorité et gravité de l’homme de bon lieu, » une fois signalées par Montaigne, ont tout couvert aux regards charmés. L’historien De Thou est le premier, le seul peut-être, qui ait exprimé quelque blâme sur cette morale au moins relâchée. Il dit, en parlant de Charles-Quint, que ce prince « a paru à la plupart des hommes trop habile quelquefois et trop rusé ; aussi affirme-t-on qu’il se délectait à la lecture de l’histoire de Louis XI, écrite par Philippe de Commynes, très prudent chevalier, laquelle contient, je ne le nierai pas, beaucoup de sages préceptes ; mais on ne peut méconnaître non plus qu’il ne s’y trouve un plus grand nombre d’exemples d’un caractère