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acte de haute et rare sagesse. Deux pays, la Belgique au nord, la Lombardie au midi, ont été, depuis quatre siècles, la cause et le théâtre de la plupart des guerres européennes : trop beaux pour être jamais indifférens et trop faibles pour se défendre seuls contre leurs puissans voisins, ils étaient toujours une tentation pour l’ambition, une proie pour la force, un problème pour la politique. L’Europe en 1830 a résolu ce problème pour la Belgique ; en la reconnaissant comme état indépendant et en lui conférant le privilège de la neutralité, les grandes puissances ont fait, d’une cause incessante de perturbations européennes, l’une des bases de l’ordre européen.

Je dis de l’ordre européen. La Belgique a dû son salut, d’abord à elle-même, puis à cette grande idée. Si l’ordre européen était gravement troublé, la Belgique serait bientôt compromise. Que serait-ce si l’ordre européen était ou se croyait compromis par la Belgique elle-même ? Que les Belges ne se fassent point d’illusion : quand l’Europe a accepté la Belgique libre, elle a compté sur la Belgique tranquille ; dès que la Belgique cesse d’être tranquille, l’Europe cesse d’être confiante dans la solution qu’a reçue là en 1830 le problème européen. Le bon ordre au dedans est pour la Belgique la garantie nécessaire de la sûreté au dehors.

Le bon ordre intérieur dépend en Belgique de la conduite réciproque des deux partis politiques qui ont fondé en 1830 son indépendance et son gouvernement. Pour que la Belgique ne tombe pas en proie à ces agitations déréglées qui réveillent immédiatement en Europe le doute et l’inquiétude sur son avenir, il faut, ou que le parti libéral et le parti catholique demeurent étroitement unis, comme ils l’ont été en 1830, ou que, dans leurs luttes constitutionnelles, ils se respectent constamment l’un l’autre, et respectent fermement ensemble leur roi, leurs lois et leurs mutuelles libertés.

On dit que l’un des plus considérables adversaires du projet de loi sur les établissemens de charité et du parti catholique s’est écrié un jour, non pas dans le débat public, mais dans le laisser-aller de la conversation : « Vous serez vaincus constitutionnellement ou chassés révolutionnairement. » Parole étrangement inintelligente et imprévoyante. En 1848, aux portes de la Belgique, un grand gouvernement, qui n’avait pas été vaincu constitutionnellement, a été chassé révolutionnairement. Qu’en est-il résulté pour la liberté ? Est-ce l’opposition des chambres qui a recueilli le fruit de la victoire des rues ? Le gouvernement a-t-il été seul vaincu et chassé ?


GUIZOT.

Val-Richer, juillet 1857.