Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/486

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je ne vous suivrai pas, monsieur, dans le procès que vous faites avec tant d’éloquence à la jeunesse d’aujourd’hui, mais je nie formellement qu’Alfred de Musset soit le poète de cette jeunesse-là. Il a vécu sans ambition, il est mort sans fortune. Enrichis-toi ne fut jamais sa devise, et il n’a jamais ni vu ni touché un seul de ces papiers salis par l’agiotage, où tant de gens ont souillé leurs mains. Ce que vous flétrissez, il le déplorait comme vous. La jeunesse qui l’a aimé et adopté, c’est la jeunesse enthousiaste, amoureuse de la poésie, ardente à la guerre littéraire, qui s’en allait combattre au parterre des théâtres, et qui se querellait pour un drame ou un sonnet. Cette génération a passé quarante ans aujourd’hui, elle a femme et enfans ; mais elle aime et lit encore son poète favori.

Quant au reproche que vous adressez à Alfred de Musset de n’avoir point eu d’opinion politique, vous le fondez sur une citation inexacte. Le poète n’a pas dit :

Qui, moi ? noir ou blanc ? Ma foi non !


il a dit :

Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi non !


ce qui est bien différent. Cela signifie qu’il n’a point voulu déserter la poésie pour la politique ; mais ses sentimens patriotiques se sont manifestés en plus d’une occasion, notamment dans sa réponse au Rhin allemand de Becker. Alfred de Musset n’est resté indifférent à aucun des grands événemens qui ont agité son pays, et précisément parce qu’il ne voulait point se mêler de politique, il jugeait les choses avec une sûreté de coup d’œil et une droiture d’esprit auxquelles le désintéressement donnait encore plus d’autorité.

Il me reste à vous remercier, monsieur, du mot bienveillant que vous m’adressez dans une des pages de votre livre. Combien j’en serais heureux et fier, si j’eusse rencontré ce mot partout ailleurs que dans cet entretien, où le caractère de mon frère ne me semble pas traité comme il méritait de l’être ! J’ajouterai, pour terminer, un trait de ce caractère qui ne vous déplaira pas. Alfred de Musset a toujours aimé passionnément le génie et le talent dans les autres. C’était sa foi et son culte. S’il s’est tu pour la politique, il a chanté successivement la Malibran, Pauline Garcia, Victor Hugo, Mlle Rachel, Mme Ristori, et vous-même, monsieur. Il a toujours professé pour vous une grande admiration, une sympathie vive et sincère, et lorsqu’il vous avait serré la main au palais de l’Institut, il revenait à la maison le cœur content.

Il vous aimait, monsieur, parce que la chose du monde qui le touchait le plus, c’était le génie. Si vous étiez mort avant lui, il vous aurait pleuré comme il a pleuré la Malibran. L’envie lui fut toujours étrangère, et c’est à cette élévation de sentimens, à cette chaleur et à cette noblesse de cœur qu’il a dû de n’avoir pas un ennemi de son vivant, et de laisser aujourd’hui non-seulement des admirateurs fidèles, mais même des dévots.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma haute considération.


PAUL DE MUSSET.