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CORRESPONDANCE.

Nous recevons de M. Paul de Musset la lettre suivante, qu’il nous prie de publier :

A MONSIEUR DE LAMARTINE
Angers, le 9 juillet 1857.

Monsieur,

Il m’est impossible de garder le silence sur l’impression douloureuse que je viens de recevoir en lisant le dix-huitième entretien de votre Cours familier de Littérature. Vous savez avec quelle joie et quel empressement je me suis rendu à votre appel, lorsque vous m’avez annoncé votre dessein d’entretenir vos lecteurs des ouvrages d’Alfred de Musset, et que vous m’avez demandé quelques renseignemens. — Le sujet est digne de vous ! me suis-je écrié. — En effet, l’éloge d’un grand poète par un grand poète, c’eût été un rare et beau spectacle.

Je ne viens pas me plaindre à vous, monsieur, d’avoir été déçu dans mes espérances. Je respecte les droits de la critique, et je me garderai bien de répondre à des appréciations littéraires par d’autres appréciations. Il appartient au public, non à moi, de décider si vous donnez bien à Alfred de Musset le rang qui lui convient en le plaçant au niveau de Saint-Evremond, et si ce que vous appelez la poésie des sens ne serait pas plutôt celle du cœur ; mais lorsqu’on touche au caractère d’un homme, la moindre erreur peut devenir une injustice, et vous êtes trop juste pour ne pas souhaiter de vous maintenir rigoureusement dans le vrai. Permettez-moi donc, monsieur, de vous signaler deux ou trois passages de votre dix-huitième entretien littéraire, où le caractère d’Alfred de Musset est présenté sous un jour faux et douteux.

Vous dites, à la page 467, qu’après avoir été trompé en amour, le jeune poète tomba dans la dérision de l’amour, et je lis la phrase suivante : « Ses œuvres, à dater de ce jour, prouvent assez qu’une foi quelconque, soit religieuse, soit philosophique, soit même politique, lui manqua… Musset fait plus que de badiner avec les grands sentimens ; il les raille, soit que ces grands sentimens s’appellent amour, soit qu’ils s’appellent religion, soit qu’ils s’appellent patriotisme. » — Et à l’appui de cette assertion, vous citez quelques vers adressés à un ami dans la dédicace de la Coupe et les Lèvres. Il y a là, monsieur, un double anachronisme. Le jeune poète n’a plus raillé l’amour ni les grands sentimens quand il a commencé à aimer et à souffrir. C’est au contraire à dater de ce jour qu’une révolution complète et bien sensible pour le lecteur s’est opérée dans ses idées, son caractère et son génie. Les derniers passages de son œuvre où l’on remarque encore un reste de scepticisme sont de 1833. C’est dans l’année suivante que le poète reçut au cœur une blessure profonde, et c’est alors qu’il publia Rolla, les Nuits, l’Espoir en Dieu, et les vers immortels qui vous sont adressés[1]. Il suffit, pour s’en assurer, de regarder les dates inscrites au frontispice de chaque volume et à la fin des principales pièces de vers.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1836.