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fleur ; ils sont dangereux. La loi des attractions mystérieuses a été merveilleusement observée par Emilie. On comprend très bien comment Catherine peut préférer Heathcliff, — ce personnage brutal, farouche, porté à toutes les énergies criminelles, qui à l’occasion ne s’inquiétera pas d’un meurtre, qui ne reculera jamais devant la vengeance, — au bon, dévoué et charmant Edgar Linton. Hélas ! Edgar Linton n’a pas l’âme assez forte pour Catherine, et elle a pour son mari en conséquence une certaine pitié ; en lui, elle n’a rien aimé que la richesse et la beauté. Mais Heathcliff ! avec lui, elle ne fait qu’un pour ainsi dire ; ils forment à eux deux un monstre hybride, à deux sexes et à deux âmes ; il est l’âme mâle du monstre, elle en est l’âme femelle. En lui, Catherine reconnaît ses énergies non comprimées par la réserve imposée à son sexe ; en lui, elle contemple écloses comme de poétiques fleurs empoisonnées toutes ses perversités secrètes. C’est une belle et terrible scène que celle où elle avoue le secret de son amour pour Heathcliff. « Il est tellement moi, dit-elle ; il est plus moi que moi-même ; il est la foudre dont je ne suis que l’éclair. » C’est encore une scène frappante que celle où, Edgar Linton appelant ses valets pour mettre Heathcliff à la porte, Catherine met tranquillement les clés dans sa poche, et regarde son mari avec un calme mépris. Catherine ne veut pas être sauvée, la pensée ne lui en vient pas une fois à l’esprit, et la terrible passion se développe irrésistible, furieuse à travers les plus effroyables péripéties.

Maintenant notre tâche est terminée ; nous quittons à regret cette singulière et originale famille. Toutes ces imaginations sans repos, capables d’enfanter ces singulières histoires, sont éteintes pour toujours. La mort est femme, elle a des caprices ; elle n’est pas brutale, comme on le dit : elle est délicate et sait choisir. Admirablement servie par les anges malfaisans de la maladie, de l’habitude, du désordre, par les génies dangereux des passions fiévreuses et des énervantes rêveries, elle va faisant sa moisson parmi les cœurs les plus aimans et les plus grandes imaginations. Malheur à ceux qui, comme les membres de la famille Brontë, ouvrent trop imprudemment leur porte à ces génies de la rêverie et du sentiment. J’ai longtemps retenu le lecteur dans ce petit coin de terre et dans ce presbytère désolé ; mais j’ai rencontré sur mon chemin une famille qui, possédant le plus bel attribut de la nature, la passion, avait su la soumettre au plus bel attribut de l’âme, la conscience, et j’ai voulu lui donner le plaisir de ce spectacle émouvant, salutaire et fortifiant.


EMILE MONTEGUT.