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catégorie. Avec les personnages déclassés, les aventuriers, les hommes d’un caractère rebelle et exceptionnel, les très grands caractères, vous n’avez pas besoin de prendre ces précautions. Les personnages de Jane Eyre peuvent être peints en pied, avec leur entière stature et dans toute leur ampleur, car leur nature est tellement forte qu’on n’a pas à craindre de la dépasser. Les très grands caractères et les très grandes passions ont cet avantage pour l’artiste, qu’on ne peut pas leur assigner de limite précise et qu’on ne peut dire où ils finissent. Les caractères moyens ne donnent pas à l’artiste la même liberté. Si les personnages de Shirley sont peints en demi-grandeur, c’est qu’ils sont eux-mêmes des diminutifs ; ils appartiennent aux classes moyennes. Dans ce milieu, leurs facultés naturelles se sont, non pas étiolées, mais contractées et racornies ; leurs caractères ont tous quelque chose de tordu, crooked. Leur nature a été arrêtée par les circonstances de leur condition moyenne dans son développement ; ils ont des bizarreries plutôt que de l’originalité, des callosités plutôt que de la dureté véritable, des ridicules et des travers plutôt que des vices. Cependant le vent des passions humaines les agite comme le reste des hommes ; oui, mais ils sont plus près de terre et mieux protégés contre les tempêtes que les chênes et les sapins, préférés du tonnerre. Les personnages de Shirley ne sont ni des chênes ni des sapins, ce sont des arbrisseaux sauvages, et miss Brontë a compris avec raison que des arbrisseaux, si intéressans qu’ils fussent, ne pouvaient pas avoir les proportions d’un chêne.

Comme le roman de Shirley est le plus impersonnel des romans de miss Brontë, il est aussi le plus joyeux. C’est une joie encore fort triste, il est vrai ; il nous semble, en le lisant, voir une de ces âpres bruyères qu’aimait tant Emilie, et qu’aime tant Shirley Keeldar (le type même d’Emilie), éclairée par un doux soleil de mai. Les sentimens de ces personnages âpres, durs, armés de piquans comme les bruyères, s’ouvrent tout semblables à ces mêmes bruyères au printemps. Les ronces elles-mêmes fleurissent ; il en est ainsi de ces durs bourgeois du Yorkshire. Le ton général du livre fait donc un parfait contraste avec celui des deux autres romans, où, de la première à la dernière page, l’esprit est obligé de se tendre avec une énergie excessive pour suivre les violentes passions exprimées par l’auteur. De cette tension extrême résulte même une monotonie et une lenteur d’impressions qui brise l’attention du lecteur et empêche l’imagination de prendre son vol. Il ne nous est jamais permis de voyager au-delà de la pensée de l’auteur ; nous sommes toujours ramenés vers un point fixe dont nous ne pouvons détacher nos yeux, et qui nous trouble comme une hallucination. Shirley est en