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beaucoup de gens auraient estimé corrompu, et qui a failli être criminel : eh bien ! c’était l’âme la plus loyale et la plus noble que j’aie rencontrée. J’ai vu une petite gouvernante, laide, humble, méprisée, vulgaire d’apparence, qui était pleine de belle flamme et d’énergique vertu. Les hommes vertueux ne m’abusent pas : Saint-John Rivers était fidèle à son devoir, ardent au martyre ; eh bien ! c’était une âme de despote et d’ambitieux. Le rang ne m’éblouit pas davantage ; Lucy Snowe, l’institutrice, avait l’âme d’une grande dame, et je vous assure que miss Ginevra Fanshawe avait des instincts de courtisane. Ce n’est pas non plus ma faute, si vos commerçans et vos manufacturiers, dont je respecte les grandes qualités pratiques et même l’énergie égoïste, sont durs envers leurs inférieurs, et manquent d’esprit patriotique. Enfin, quoique fille et femme de clergyman, quoique anglicane orthodoxe, tous les ministres ne me plaisent pas également ; il y en a de fort insupportables, et qui ont de telles habitudes de cuistres, qu’on les mettrait volontiers à la porte de chez soi en leur cassant sur les épaules tous les balais de sa maison. Si penser tout cela s’appelle attaquer les institutions sociales, il faut que votre société soit bien faible, ou que vous soyez bien chatouilleux.

La vie de Charlotte pendant les quatre dernières années se composa d’une maigre série de petits bonheurs ; les grands n’étaient pas faits pour elle, et fussent-ils venus, elle n’aurait plus eu assez de force pour les goûter. Charlotte fait de petits voyages en Écosse, à Londres, auprès des lacs du Westmoreland, bien courts, il est vrai, et bien rapides : jamais plus de quinze jours. De temps à autre, elle a la bonne fortune de se rencontrer face à face pendant une heure ou deux avec quelques-uns des hommes les plus illustres ou les plus nobles de l’Angleterre. Auprès des lacs du Westmoreland, dans la société de sir James Kay Shuttleworth, elle remarque deux gentlemen, l’un grand, majestueux, cheveux et favoris noirs, l’autre d’une apparence un peu moins avenante, timide et un peu bizarre. Ces deux gentlemen se trouvent être lord John Manners et M. Smythe, le fils de lord Strangford. Un jour à Londres, à la sortie d’une des lectures de M. Thackeray, elle est accostée par un personnage singulier qui sollicite l’honneur de se présenter lui-même en sa qualité d’Yorkshireman. « Je me retournai, et je vis devant moi une figure étrange, médiocrement belle, qui m’embarrassa quelques instans. — Vous êtes lord Carlisle, lui dis-je. Il fit un signe de tête affirmatif et sourit. Il parla quelques minutes gentiment et avec beaucoup de courtoisie. Puis vint un autre personnage, s’autorisant de ce même titre d’habitant du Yorkshire. — Celui-ci était M. Monckton-Milnes. » M. Thackeray joue de mauvais tours à sa timidité : lorsqu’elle assiste à ses cours, il la désigne à tous ses amis et connaissances. Les têtes se retournent, les lorgnettes se braquent sur elle. Où fuir, où