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II

Cependant les années qui suivirent furent relativement des années de bonheur ; elle put jouir de la renommée, non pas de cette renommée anonyme qui avait suivi le succès de Jane Eyre, mais d’une renommée directe et réelle. Ce ne fut plus Currer Bell, mais miss Brontë qui devint célèbre : Charlotte fit tous ses efforts pour s’opposer au retentissement de son nom véritable ; néanmoins, pour tout dire, elle n’y fut pas insensible. Lors de la publication de Shirley, elle avait encore désiré garder l’anonyme ; mais cette fois le mystère ne fut plus possible : les gens du Yorkshire se reconnurent dans les portraits tracés par miss Brontë. On connaissait la famille Yorke, famille de dissidens radicaux, dans laquelle Charlotte avait eu deux de ses meilleures amies ; le ministre Helstone ressemblait au ministre Helston, dont on se souvenait encore ; mistress Pryor était également connue ; les vicaires des environs eux-mêmes retrouvèrent leurs traits dans le miroir de Shirley. Tous les élémens du roman avaient été pris dans la vie réelle, et se rapportaient spécialement à la vie des habitans d’Haworth et des environs. Un ancien habitant d’Haworth, qui s’était établi à Liverpool, fut frappé de tous ces détails, et, après avoir cherché quel pouvait être l’auteur du livre, arrêta sa pensée sur miss Brontë. Fier de cette conjecture, il la consigna dans les colonnes d’un journal de Liverpool. Le voile anonyme fut enfin déchiré tout à fait dans un voyage que Charlotte fit à Londres peu de temps après. Lorsqu’on sut dans Haworth que Currer Bell n’était autre que Charlotte, il y eut une grande explosion d’enthousiasme. Quoi ! l’auteur de Shirley, qui avait si bien décrit les mœurs des Yorkshiremen, était la fille du clergyman d’Haworth ! Ce fut un double sujet d’orgueil pour ces braves gens de se voir si habilement représentés et de posséder parmi eux le peintre qui avait tracé leurs portraits. « La femme de John pensait que la tête de son mari déménageait en lui entendant pousser tout seul de grands éclats de rire et trépigner sur le plancher. Il a voulu lire tout haut à papa la scène des vicaires. Marthe est arrivée hier tout essoufflée — J’ai appris tant de nouvelles, dit-elle. — Et lesquelles ? — Si vous le permettez, madame, c’est que vous avez écrit deux livres, les deux plus beaux qu’on ait jamais vus ! Mon père a entendu dire cela à Halifax, et il l’a entendu dire chez M. T…, et chez M. G…, et chez M. M…, et ils doivent tenir un meeting à l’institut mécanique et s’arranger pour les faire venir. » Les volumes arrivent, tout le monde veut les avoir, on les tire au sort. Une amende d’un shilling pour chaque jour de retard est imposée à celui qui les gardera plus de deux jours. Des étrangers viennent pour voir Charlotte « d’au-delà