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mieux de sortir de moi-même et de vous parler de quelque chose de plus gai. Mon rhume, quelque part que je l’aie attrapé, à Euston ou ailleurs, n’est pas encore passé. Il a commencé dans la tête, puis il est descendu au cou, puis à la poitrine, accompagné d’une toux légère qui revient encore par momens. Ma douleur entre les épaules m’a également fort effrayée. N’en parlez pas, car je confesse que je suis trop disposée à être inquiète. Cette inquiétude est un horrible fantôme. Je n’ose confesser à papa rien de ce que je souffre. Son anxiété me tourmente singulièrement.

« Ma vie est celle que j’attendais. Quelquefois, lorsque je me réveille le matin, et que je me dis que la solitude, le souvenir et l’ennui devront être mes seuls compagnons pendant toute la journée, qu’à la nuit ils m’accompagneront lorsque je me coucherai, qu’ils me tiendront longtemps éveillée, et que le lendemain je me réveillerai encore dans leur compagnie, quelquefois, Nell, mon cœur se gonfle et est près de se briser. Pourtant je ne suis pas encore brisée, non, non, pas encore ; je ne suis pas encore privée d’élasticité, ni d’espérance, ni de puissance d’action. J’ai encore quelque force pour soutenir le combat de la vie. Je sais que j’ai, en compensation de mes peines, plus d’un soulagement et plus d’une bénédiction, et j’en suis reconnaissante. Oui, je puis marcher encore en avant ; mais je prie Dieu, et j’espère que jamais ni vous ni aucun de ceux que j’aime ne sera placé dans ma situation. Rester là assise dans une chambre solitaire, écoutant le tic-tac monotone de l’horloge dans cette maison silencieuse ; avoir présente sous l’œil de l’esprit l’année qui vient de s’écouler, avec ses secousses, ses souffrances, ses pertes, oh ! c’est une trop forte épreuve !

« Je vous écris librement, parce que je sais que vous m’écouterez avec modération, que vous ne vous alarmerez pas, et que vous ne me jugerez pas plus mal que je ne suis. »


Charlotte ne triomphait pas toujours. Sa nature nerveuse avait été dès l’enfance sujette à ces impressions de terreur qu’elle a si merveilleusement décrites dans Jane Eyre et dans Villette ; les visions et les hallucinations redoublèrent. Elle souhaita avec passion, raconte Mme Gaskell, de voir les âmes de ses sœurs. C’est ainsi que se passaient ses nuits. Le jour, elle était garde-malade, tantôt de son père, tantôt de la vieille servante. Une fois elle se trouva seule dans cette triste maison, en face de trois malades ; son courage l’abandonna. « J’ai été comme anéantie pendant dix minutes, je me suis assise, et j’ai pleuré comme une folle. Tabby ne pouvait ni se tenir debout ni marcher. Papa avait déclaré que Marthe (une jeune servante) était en grand danger ; j’étais moi-même exténuée par un violent mal de tête. Ce jour-là, je ne savais quoi faire, ni de quel côté me tourner. » Heureusement son imagination lui offrait encore des ressources pour lutter contre la destinée, et c’est dans ces circonstances que Shirley, commencé avant la mort de Branwell, fut enfin terminé. Le premier chapitre qu’elle écrivit après cet intervalle de plus d’une année porte pour titre : la Vallée de l’Ombre de la Mort ; il est plein des douloureuses impressions de ce terrible voyage.