Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle. Si votre départ devait la rendre malheureuse, restez avec elle. Vous ne tirerez probablement pas grand profit de vivre à ***, vous ne conquerrez pour cette action ni grandes louanges, ni grandes admirations ; cependant votre conscience vous approuvera peut-être : si elle vous approuve, restez avec votre mère. Je vous recommande de faire ce que j’essaie de faire moi-même. »

« 26 août 1846. — Le récit que vous me faites des intrigues amoureuses de ***, m’a fort amusée et m’a aussi attristée quelque peu. Je crois que la nature comptait sur lui pour autre chose, et le réservait à mieux qu’à perdre son temps à rendre malheureuses de pauvres filles inoccupées….. Les filles malheureusement sont obligées de prendre garde à lui et à ceux qui lui ressemblent, parce qu’en même temps que leur esprit est généralement inactif, leurs sensations sont neuves et fraîches, tandis que lui, qui a eu sa part de plaisirs, peut avec impunité se faire un passe-temps des tourmens des autres. La partie n’est pas égale. Je voudrais pouvoir faire entrer dans les âmes des persécutées un peu de la force tranquille de l’orgueil, un peu du sentiment si fortifiant de leur supériorité (car elles sont supérieures à lui parce qu’elles sont plus pures), un peu de la ferme résolution à supporter le présent et à attendre l’avenir. Si toute la population féminine qu’il obsède était armée de ces sentimens, il ne resterait à ***, qu’à battre en retraite. »

« J’ai été fort divertie de ce qu’elle m’a dit touchant un de ses désirs. Lorsqu’elle se mariera, elle souhaite que son mari ait une volonté à lui, dût-il être un tyran. Dites-lui que dans le cas où elle formerait encore ce désir, elle le modifie quelque peu. Si son mari a une forte volonté, il faut aussi qu’il ait un vigoureux bon sens, un cœur tendre et une notion exacte de la justice. Un homme avec un faible cerveau et une forte volonté est tout simplement une brute intraitable ; vous n’avez aucune prise sur lui, vous ne pouvez jamais le faire marcher droit. Un tyran, dans quelque circonstance que ce soit, est toujours un fléau. »


À coup sûr, il y a une grande différence entre ces lettres et celles d’autrefois. Charlotte est devenue maîtresse d’elle-même. Quoique écrites sous le coup du malheur, ces lettres sont calmes, fines et même quelquefois enjouées. Elles ne portent plus la moindre trace de terreurs chimériques et de vaines imaginations. Bon sens, esprit pratique, connaissance analytique des faits, vif sentiment du devoir, voilà ce qui les distingue.

Elle est maintenant préparée pour la littérature ; il ne faut plus qu’une circonstance favorable qui l’invite à donner la mesure de ses forces. Charlotte nous a raconté elle-même comment cette circonstance se présenta. Un jour elle découvrit par hasard un manuscrit de poèmes écrit de la main d’Emilie ; la lecture de ces poèmes, qu’elle trouva supérieurs à la plupart des publications contemporaines, lui mit en tête qu’ils méritaient d’être imprimés. Après avoir hésité quelque peu à confesser à Emilie sa découverte (car Emilie