Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontre par hasard sur son passage ; mais si c’est elle-même qui doit être son propre romancier, il faut qu’elle se dédouble, qu’elle devienne extérieure à elle pour ainsi dire. Charlotte pourra-t-elle être son propre romancier ? La vie lui a enseigné bien des choses. Elle n’a plus de visions ni de craintes chimériques ; toutes ces ombres ont fui devant les réalités du malheur. Elle ne vit plus autant en elle-même, la fatalité l’a forcée à s’occuper beaucoup des autres. À cet âge de trente ans, elle est devenue une femme finement sensée, délicatement pratique, assez froide pour maîtriser ses émotions, assez lasse pour ne plus en désirer de nouvelles. Elle est dans la meilleure situation pour reproduire les impressions autrefois ressenties, car sa vie est close ; elle a parcouru le cercle d’expériences morales qu’elle devait parcourir. Laissons-la se peindre elle-même encore une fois. Nous verrons le chemin qui a été parcouru en dix années. Il n’échappera, en tout cas, à personne que, si autrefois Charlotte sentait plus qu’elle ne pensait, elle pense et observe maintenant beaucoup plus qu’elle ne sent. Tout artiste véritable est double : il est composé d’une nature sensible à l’excès, et d’une nature froide et judicieuse, — d’un frénétique et d’un critique. Le critique est apparu chez Charlotte Brontë.

« 2 avril 1845….. Cependant ces dangers matériels, une fois passés, laissent dans l’esprit la satisfaction d’avoir lutté avec la difficulté et de l’avoir surmontée. La force, le courage et l’expérience sont leurs inévitables résultats ; c’est pourquoi je doute que les souffrances purement morales aient aucune bonne conséquence, si ce n’est peut-être de nous rendre, par comparaison, moins sensibles aux souffrances physiques… Il y a dix ans, j’aurais beaucoup ri de la méprise que vous avez faite en prenant votre docteur célibataire pour un homme marié. Je vous aurais certainement jugée beaucoup trop scrupuleuse, et je me serais étonnée que vous eussiez pu regretter d’avoir été polie envers un homme de bonne compagnie, par la seule raison qu’il est unique au lieu d’être double. Maintenant toutefois je sais que vos scrupules sont fondés sur le sens commun. J’ai appris que si les femmes désirent échapper à l’imputation odieuse de poursuivre un mari, leurs actions et leurs regards doivent être froids, sans expression, morts comme le marbre et l’argile, car toutes les apparences de sentiment, de joie, de chagrin, d’amitié, d’antipathie, d’admiration, de dégoût, seront également interprétées par le monde dans le même sens, et regardées comme autant d’avances pour pêcher un mari. Peu importe, il est vrai ! Les honnêtes femmes ont leur propre conscience pour les soutenir après tout : par conséquent ne craignez pas trop de vous montrer telle que vous, êtes, bonne et affectionnée ; ne réprimez pas trop durement des sentimens excellens en eux-mêmes, parce que vous craignez que quelque fat ne s’imagine que si vous leur donnez libre cours, c’est dans l’intention de le fasciner. Ne vous condamnez pas à vivre à demi, dans la crainte que si vous montrez trop d’animation, quelque impertinence en pantalon ne se mette en tête que vous seriez bien aise de dévouer